Jean d'UDINE vu par Pierre de LANUX

Par Bruno Leclercq

Un article paru dans la Nouvelle Revue Française à ajouter au dossier Jean d'Udine.

NRF 1910, N° 12, 1er janvier.

L'ART ET LE GESTE, par Jean d'Udine (Alcan).


Dans cette grave bibliothèque de philosophie contemporaine, voici le livre d'un enfant terrible. Jean d'Udine fut musicien, dessinateur, critique ; il vient de s'écrier : Et moi aussi je suis philosophe ! et il écrit l'Art et le Geste ; est-ce un livre ? ou plutôt une longue conférence, une conversation qui frôle cent sujets, et en traite quelques-uns de façon magistrale. La verve de l'auteur lui assure d'emblée une sympathie qui se confirme après la critique la plus attentive. Parfois, dans sa hâte juvénile de conclure, il abuse de cette éloquence pour franchir cavalièrement certains obstacles. Il n'a jamais regardé en arrière : ce qui lui importe, c'est l'opposition pour la briser, le problème pour le résoudre, ou du moins en tirer pour sa cause une solution suffisante ; quant aux autres, le talent de l'écrivain — j'allais dire de l'orateur — ne laisse pas le loisir d'y songer.
Après avoir passé en revue les phénomènes connus de la synesthésie, l'auteur observe que le geste — le geste librement accompli, débarrassé des contraintes de l'usage — est l'expression la plus littérale, la traduction juxtalinéaire en quelque sorte de toute émotion. C'est donc par l'intermédiaire des rythmes corporels que l'œuvre d'art se transmet et se reçoit... " Nous avons un corps, dit Jean d'Udine, et nous avons honte de lui laisser prononcer une belle phrase." C'est la réhabilitation d'un art disparu, et qui fut parmi les plus nobles.
Cette nature généreuse devait s'insurger contre les divisions arbitraires établies entre nos facultés, entre nos sens. " La vie ne tolère pas les catégories, " dit-il. Comme il a sans cesse présente cette émotion sincère, inconditionnée, qui le retient de s'égarer en discussions infécondes sur des sujets inanimés, il ne peut souffrir — et ne le cache pas — ceux qui perdant de vue l'art ou la vie, s'attardent en commentaires et en controverses sur une qualité, artificiellement isolée. Il se défie des "sciences d'art," selon lui quasiment dangereuses pour l'artiste, et avec quelque injustice fait à la science des critiques que seuls ont méritées de médiocres savants. Si, portant de grossiers procédés d'investigation dans le domaine de l'art, d'aucuns se réclamèrent de la science, il n'en faut point conclure à la faillite de ses méthodes. Il ne serait pas moins oiseux d'opposer encore la Science et l'Art, qu'une faculté humaine à une autre, et dans tous les cas, il n'est de connaissance dangereuse que la connaissance incomplète.
Ce livre fera certainement grand bruit, surtout parmi les musiciens à qui il s'adresse particulièrement, et ces théoriciens de l'art que l'auteur regarde peut-être trop volontiers en parasites. Cette présentation sommaire ne peut qu'effleurer l'ouvrage, dont chaque page, chaque argument contient matière à développement ou à réfutation, et dont la valeur ne se mesure pas seulement à l'importance des conclusions, mais au charme continu d'une parole vibrante et convaincue.


P. de L.
[Pierre de Lanux]

Albert Cozanet / Jean d'Udine sur Livrenblog : Les Rythmes et les couleurs. Jean d'Udine : L'Art et le geste 1910.