Il est beaucouptrop tôt, bien sûr, pour tirer des leçons de l’offensive israélienne contre la bande de Gaza. Tout au plus doit-on se contenter d’assister en spectateur aux opérations psychologiques orchestrées par chaque camp : litanie forcément insupportable de cadavres mutilés et d’enfants mourants dans des hôpitaux surpeuplés d’un côté[1], images aseptisées de bombardements chirurgicaux (très « Desert Storm 91 »…) et des dégâts provoqués par les roquettes « terroristes » sur des infrastructures civiles de l’autre. Mais des opérations en elles-mêmes, peu de chose a filtré si ce n’est des bilans évidemment contradictoires…
Nous en sommes donc réduits à suivre les quelques informations qui nous parviennent en tâchant de faire le tri entre les mensonges des uns et des autres…
Il n’est pas interdit, néanmoins, de s’interroger dès à présent sur ce qui ressemble fort à une rupture majeure dans l’approche stratégique israélienne. La répression des deux intifadas, puis, surtout, la campagne de 2006 contre le Hezbollah avaient indiqué une tendance qui se confirme aujourd’hui et qui n’est pas sans soulever des questions, autant parce qu’elle tranche avec les principes classiques, mais diablement efficaces d’antan, que parce qu’elle peine à démontrer son efficacité.
- Brève présentation de la stratégie israélienne classique :
Il s’agit de l’association particulièrement réussie d’une estimation pragmatique des données géopolitiques (espace, peuplement, environnement politique) et d’une posture psychologique fondamentalement énergique et audacieuse. Peu de nations, dans la seconde moitié du 20éme siècle, peuvent se targuer d’avoir élaboré une doctrine aussi cohérente et aucune, probablement, n’a eu l'opportunité d’en démontrer toute la pertinence en vraie grandeur, à l’épreuve du feu.
En effet, de l’exigüité de son territoire, de sa faiblesse démographique, de la composition même de son armée qui incorpore, en temps de guerre, la majorité des hommes en âge de combattre et du fait qu’elle doit lutter sur tous les fronts à la fois, l’approche stratégique israélienne retire trois impératifs majeurs :
- Porter la lutte sur le territoire ennemi.
- Attaquer en premier.
- Mener une offensive rapide et décisive.
Ces orientations de bon sens, utilisées par une armée efficace pouvant compter sur des officiers supérieurs d’exception menant une troupe au patriotisme sans faille, étaient rendues d’autant plus efficaces par les liens étroits unissant les deux mondes, politiques et militaires. Cette porosité, cette complicité permanente entre deux axes de la « merveilleuse trinité », la population, réduite et clairement informée de ses devoirs, les soutenant indéfectiblement, était aussi une garantie de succès de la stratégie classique, en particulier face à des adversaires qui ne pouvaient se prévaloir de tels atouts.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
- De l’approche classique à la stratégie actuelle :
On a beaucoup écrit, y compris en Israël, sur les erreurs stratégiques commises par Tsahal à l’été 2006 dans sa guerre ratée contre le Hezbollah : trop grande admiration pour une RMA d’origine américaine pourtant largement mise à mal après le succès initial de la campagne irakienne ; application sans imagination, et probablement hors contexte, des principes de Warden sur la guerre aérienne ; fascination pour le concept des EBO ; tiraillement permanent entre autorités politiques et militaires, etc.…
Un article du major-général Yaakov Amidror, « Winning Counterinsurgency War : The Israeli Experience », nous permet d’en savoir plus sur la nouvelle stratégie israélienne. Ce texte, que je vous invite à lire ici (en anglais), est un bon résumé des attentes de Tsahal, en particulier vis-à-vis du politique, comme de la posture qu’elle entend avoir face aux mouvements terroristes (Amidror se place clairement dans l’optique « guerre contre la terreur »). Aussi intéressant que parfois critiquable, il fera prochainement l’objet d’une recension plus exhaustive dans ces pages. Néanmoins, on peut d’ores et déjà en retirer quelques enseignements autant pour la guerre en cours et que parce qu’il marque une rupture nette avec l’approche « classique ».
Ainsi parle-t-il de « victoire suffisante » (traduction très approximative de « sufficient victory »), par opposition à la « victoire totale » ou à la « victoire temporaire », un objectif qui est en fait celui de la « guerre contre le terrorisme » que mènent les forces armées. La « victoire suffisante » n’élimine pas la terreur ni les conditions politiques qui la rendent son recours attrayant pour l’ennemi : elle se contente de maintenir ses manifestations à un niveau acceptable.
Cet objectif, s’il peut sembler pragmatique jusqu’à un certain point, laissera dubitatif un esprit clausewitzien puisqu’il découple assez radicalement la dimension militaire de la guerre de son inévitable, et souhaitable, conclusion politique.
Dans le cas qui nous occupe, les opérations militaires israéliennes dans la bande de Gaza, il semble que ce soit cette optique de la « victoire suffisante » qui ait été choisie.
Mais est-ce que cela sera suffisant ? On est en droit de se poser la question…
- Gaza : quels objectifs et quelle victoire possible ?
Car, à vrai dire, que peut attendre Tsahal de son offensive actuelle ?
Dans le meilleur des cas : l’élimination des caches d’armes et des laboratoires clandestins de fabrication pour faire cesser les tirs de roquettes sur son territoire ; l’élimination physique de la quasi-totalité de l’appareil dirigeant du Hamas et d’une fraction non négligeable de ses effectifs combattants ; la destruction des tunnels qui servent à la contrebande d’armes en provenance d’Égypte.
Rien que cela, dans un territoire très densément peuplé, et même si la résistance du Hamas ne sera probablement pas aussi sophistiquée que celle mise en œuvre par le Hezbollah en 2006, demandera du temps et occasionnera, dans tous les cas, d’impressionnantes destructions sur les infrastructures, sans même parler du cout humain…
Mais les IDF ont déjà annoncé qu’ils se retireraient de Gaza une fois la mission accomplie. Et de solutions politiques aux racines de cette guerre, il n’est point question… Dès lors, on imagine mal comment une population rendue folle par les pertes et les destructions de biens, à qui l’on ne propose rien de rien, pourrait subitement devenir pacifique à l’égard de son voisin.
Il y a en fait fort à craindre qu’à l’issue de cette « victoire suffisante », car Tsahal ne peut de toute manière se permettre une nouvelle défaite, les tunnels seront reconstruits illico, que le Hamas gagnera en crédibilité, auréolé de l’image du martyr et de la résistance héroïque à l’oppresseur, que l’image d’Israël sera encore plus exécrable, si néanmoins c’est possible, dans la rue arabe. Bref, qu’aucune solution ne soit trouvée, si ce n’est, au mieux, une précaire et temporaire accalmie payée un très lourd tribut à tous les niveaux…
Et si la « victoire suffisante » n’était pas une victoire du tout, mais un nouveau concept fumeux destiné à maquiller l’incapacité, essentiellement politique, mais aussi militaire, à mettre fin à la guerre ?
Et si ces nouvelles idées, apparemment séduisantes, ne marquaient pas plutôt une rupture désastreuse avec la si évidente et lumineuse stratégie classique israélienne ? Certes, la contre-insurrection est différente des guerres interétatiques d’antan. Néanmoins…
Bien entendu, il ne s’agit que de questions partielles et la suite des événements donnera peut-être raison à la nouvelle approche de Tsahal. La victoire suffisante le sera peut-être…
Attendons la suite des événements…
Quelques sources à consulter :
- L’excellent site Theatrum Belli permet de se tenir régulièrement au courant des opérations en cours.
- Toujours sur les blogs amis, voir les billets d’EGEA, celui de Mars Attaque ou la chronologie des événements sur ADS.
- Voir aussi, pour les opérations de 2006, l’indispensable résumé publié sur le blog « Stratégie d’Israël » (ici et ici).
- Sur la stratégie israélienne « classique », une fiche de lecture du livre de Pierre Razoux sur la guerre des Six Jours et publiée dans ces pages.
- Enfin, l’article (en anglais) de Yaakov Amidror, sur lequel nous reviendrons plus en détail.
[1] À ce sujet, on se souvient que le premier objectif des Marines, lorsqu’ils se lancèrent pour la seconde fois à l’assaut de Falloujah, fut de s’emparer du principal hôpital de la ville, non pour interdire aux blessés de se faire soigner, mais pour contrôler les images en partant et retirer aux insurgés une excellente caisse de résonance médiatique…