Dans la première partie, on retrouve l’univers de Bourdelier depuis Musique à faire danser les ours, à la fois amusant et effrayant, simple et complexe, magique et quotidien, naïf et rusé… Dans l’espace d’un court poème en vers libres courts, ou bien entre les poèmes, Olivier Bourdelier ne cesse de créer des décalages, des bifurcations, de l’inattendu. C’est sans doute, sur ce point, un héritier de Max Jacob. Une souplesse de chat et un art du virement de bord : on ne sait pas à quoi s’attendre au début de chaque poème : va-t-on sourire, avoir peur, penser, rêver… ou bien seulement écouter une musique très précise ? « Ange gentil singe je //te ferais manger tes petits / hachés cuits avec / de l’ail des oignons doux en pâté tes // petits singes gentils anges » (p. 24) « Tu danses la saint-jean / un chiot jappe à tes jupes // mes caries mes sueurs mes / cailloux serrés / dans mes souliers // les rouges amours / rongent rongeront » (p. 28)
Mais il y a aussi ces moments où le poème ramène brusquement à nu, à vivre, en deux-trois vers comme des claques : « une neige et la ville est / neuve mais nos vies. » (p.14) ou bien « on marche entre les vérités / avec nos morts / et les yeux rouges. » (p.16) Ou bien encore des poèmes très courts, comme transparents sans être vides : « Dors enroulé / dans ton chagrin // le fleuve va / le fleuve va. »(p.41), « Mais dire quoi / quand l’eau le ciel / sont là qui passent /ne finissent pas. »(p.44) On le comprend, cette poésie n’exclut ni le jeu ni la joie ni l’adhésion au monde (notamment à travers l’enfance),mais elle n’est certainement pas béate.
Partant de là, Poème des millions de morts et moi, qui constitue la deuxième partie du livre, apparaîtra peut-être moins radicalement différent qu’on aurait pu le penser en feuilletant seulement l’ouvrage. Certes, le dispositif d’écriture bouge beaucoup : on passe d’un ensemble en vers libre à une suite construite de prose. Chaque page oppose deux séquences : dans la première, Bourdelier évoque brièvement un souvenir personnel, et dans la seconde, un fait historique contemporain de ce souvenir, dans un pays lointain, témoignant de la violence et de la barbarie sans cesse continuées. Ajoutons que ce poème est chronologique et délimité par une note finale : »(La vie : 1966-2000 ; les mots : 2001-2006 ) » (p. 89) On comprend qu’il s’agit du temps autobiographique mis en jeu, et de la période d’écriture.
Ce dispositif est très simple, et par là même efficace : « La table est noire au bois usé par les couteaux les fourchettes – on en achète une neuve en mélaminé qui craint pas les frottements – on n’a pas besoin de nappe. // Au Vietnam le napalm brûle forêts champs vietnamiens. » (p. 56) ou « Sous l’édredon rouge un jour la mémère est morte – Le Louis le Riquet les tontons tatas cousins passent mangent parlent boivent le café. // Cagoule ou cellule aveugle – les prisonniers du Maroc ne verront plus la lumière. » (p. 57) La brutale juxtaposition des deux constats, sans aucun jugement moral, crée une évidence violence d’écart entre une enfance-adolescence française sinon heureuse, disons protégée ou « normale », et dans le même temps l’humanité souffrante. Que le poète développe son « moi, je », on connaît, et c’est bien légitime. Mais ce que j’aime lire ici, c’est le parti pris de ne pas dissocier « des millions de morts et moi ». Aucune leçon, des faits, objectivement posés en regard. On peut même se demander si l’enfant qui gardait le silence pouvait être au courant de ce qui avait lieu à l’autre bout du monde : « Un pistolet dans chaque poing l’apache de la bédé dit pas plus que trois mots par jour – sur la route du collège je m’exerce à son silence. // En Guyane les enfants du temple croquent du cyanure. » (p.65) C’est plutôt le poète adulte qui confronte son histoire et l’histoire, l’individuel et le collectif. En ressort une conscience lucide, c’est-à-dire un mélange d’impuissance et de révolte contre la barbarie. Cette forme d’ « engagement » (je sais ce que ce terme a de complexe et de miné) peut être considéré comme dérisoire ; je la préfère, en tout cas, à celle de tous ceux qui se croient de droit dégagés de l’histoire ou du politique parce qu’ils écrivent des poèmes.
Constat lucide de Bourdelier, certes. Sans issue ? On pourrait le croire tant cette litanie de l’horreur semble devoir faire désespérer de l’humain. Reste à la dernière page comme une sorte de minuscule lueur fragile, si l’on pèse bien le retour au vers, le pluriel, et l’absence de seconde séquence : « Demain muet / parmi les miens. »(p.88 ) C’est ténu, je l’accorde, mais on vit toujours sur le peu d’espoir qui reste.
Contribution d’Antoine Emaz
Olivier Bourdelier
Un oiseau compliqué
Tarabuste – Rue du fort – 36170 Saint Benoit du Sault
90 p. 12 euros,
présentation dans Poezibao
Olivier Bourdelier dans Poezibao :
bio-bibliographie et extraits