L’alcool au Pakistan

Par Argoul

A Peshawar, nous prenons un soir la direction d’un bar. Il s’agit de celui du Pecul International Hotel. Au 5ème étage de cet établissement de luxe, réservé aux étrangers, un commando en treillis garde l’entrée du bar dès la sortie de l’ascenseur. Contre la vue de nos passeports, nous pouvons accéder à l’alcool, rigoureusement interdit partout ailleurs pour cause d’islam rigoriste. Mais curieusement, pour ce pays puritain, tous les alcools proposés au bar sont produits au Pakistan ! Whisky, vodka, bière, tout est de production locale, la bière est même fabriquée, selon l’étiquette, « depuis 1873 ». Celle que je goûte est assez forte en alcool avec un petit goût de Gueuse. Elle aurait, dit-on, obtenu deux prix à Paris dans les foires de 1889 et 1900. Le barman nous demande de remplir 4 papiers différents avec les références de 4 passeports, pour justifier nos consommations. Lui devra rendre compte de la baisse des stocks, comptabilisés et vérifiés par des religieux.

Dans le bus qui nous conduit ensuite au restaurant, Karim notre guide pakistanais, pris par la bière et par la vodka avalées comme s’il avait fait cela toute sa vie, nous chante l’hymne national du Pakistan. Cela sonne phonétiquement pour nous comme « j’y vais, j’y vais pas, j’y vais pas-kistan ! ». Mais ce n’est pas irrespect, l’heure est à la facétie. L’alcool, n’en déplaise aux culs coincés pour qui tout est religion, tout est politique, tout est désespérément SERIEUX, rend joyeux à dose raisonnable. Elle fait chérir la vie, l’amour, les autres.

Karim est bien musulman, mais dans la variante ismaélienne issue du chiisme, qui réserve le califat à la postérité du gendre du Prophète, Ali. Le sixième imam Jafar désigna son fils Ismaël qui mourut avant lui, devenant « l’imam caché » destiné à revenir à la fin des temps comme Guide ultime des croyants. La doctrine ismaélienne s’est organisée vers le milieu du 9ème siècle. Elle veut qu’un imam soit une émanation de Dieu ; elle rejette donc l’interprétation littérale (« fondamentaliste ») du Coran pour mettre en avant le sens caché de la Parole. Or celle-ci n’est accessible aux mortels qu’au travers de l’interprétation des « initiés », ces imams choisis par Dieu. Le Texte ne parle pas de soi car il est vieux et parfois mal retranscrit. Seuls les inspirés – à la suite du Prophète qui écoutait Djibril, l’archange messager – peuvent « savoir » ce que dit vraiment le Coran.

C’est ainsi que l’interdiction de l’alcool est interprétée différemment de la tradition par les Ismaéliens. Le Coran dit littéralement (sourate V, 92-93) : « Ô croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les statues et le sort sont une abomination inventée par Satan ; abstenez-vous en et vous serez heureux. Satan désire exciter la haine et l’inimitié entre vous par le vin et le jeu, et vous éloigner du souvenir de Dieu et de la prière. » Selon les Ismaéliens, l’homme qui est assez assuré de sa foi peut donc goûter au vin car Satan ne l’excitera pas. Malgré la sourate II, verset 216, qui dit encore : « Ils t’interrogent sur le vin et le jeu. Dis-leurs : l’un et l’autre sont un mal. Les hommes y cherchent des avantages, mais le mal est plus grave que l’avantage n’est grand. »

Et pourtant, la sourate IV, verset 46, reconnaît que les hommes s’enivrent car elle préconise : « Ô croyants ! ne priez point quand vous êtes ivres : attendez que vous puissiez comprendre les paroles que vous prononcez. » Au Paradis des croyants, le vin existera, mais « il n’enivrera pas ». Dieu peut tout ce qu’Il veut…