Cette nuit, j’ai rêvé que je faisais une croisière et que la cabine d’à côté était occupée par Boris Vian qui, étendu sur la couchette, planifiait en souriant je ne sais quel canular.
La faute sans doute à quelque lecture passée et peut-être à un roman de Queneau (qui fut un fervent soutien pour ledit Boris) que j’ai fini ces derniers jours.
C’est l’histoire de Jacques L’Aumône. Au début il est un petit garçon studieux qui reprend son père fabricant de mercerie quand celui-ci prononce mal le mot « épithalame ». Mais il est aussi le fils bâtard d’un comte de sa connaissance (dans ses rêveries) ou un orlaloua (lorsqu’il va au cinéma). Et ça ne s’arrange pas en grandissant : c’est simple, la vie ne suffit pas à Jacques, ni son métier de chimiste dans l’industrie vétérinaire, ni sa petite famille (un héros ne vit que de passions fiévreuses). Malgré une transitoire quête d’humilité, Jacques pourrait bien finalement passer de l’autre côté de l’écran de cinéma…
Loin de Rueil se joue du lecteur en mêlant joyeusement réalité et fantasmes, et en faisant l’éloge du cinéma (qui est le loisir d’enfance par excellence de Queneau), du rêve (comment occuper un trajet en tramway ? rêvez que vous retrouvez une amie perdue de vue ! – ce qui sera le plus sûr moyen pour en tomber amoureux plus tard, si vous la revoyez vraiment) et du spectacle (attrait infini des poussiéreuses troupes de comédiens en tournée, des chanteuses pseudo-exotiques et des écuyères belles à damner les curés).
L’intrigue est presque aussi absurde qu’un rêve, les personnages perdus de vue y ressurgissent à l’improviste, les destins s’y rejouent en un cycle sans fin, comme la conversation sur les poux reprise inlassablement par des personnages différents au fil du roman.
Le pou, l’homme… Jacques chimiste n’essaie-t-il pas de fabriquer des poux géants (idée absurde s’il en est), comme il se rêve une vie plus grande que nature ? Le pou, l’ordure : comme ces épluchures jetées au vide-ordures (« Un jour on démolira / ces beaux immeubles si modernes (…) on anéantira les vide-ordures… » - souvenir de récitation à l’école - « Grand standigne ») qui sont peut-être la métaphore de la vie du poète Louis-Philippe des Cigales, père imaginaire de Jacques, poète inconnu souffrant de crises d’ontalgie.
L’ontalgie est la maladie par excellence : c’est la douleur d’être. On ne rigole jamais complètement chez Queneau. Enfin, si, quand il nous dit qu’il existe un remède fabriqué par un certain pharmacien sensible au charme des petites filles (il y a tou-jours un satyre chez Queneau, parfois ridicule – Zazie, parfois mélancolique – Un rude hiver), un élixir qu’il ne pourrait pas commercialiser sous peine d’être éliminé par les théologiens, les philosophes et les médecins. Reste qu’il en offre à Des Cigales, ce qui améliore sensiblement son état ; et pour les autres, pour Jacques, il y a l’évasion, l’imaginaire…
Ce que j’ai aimé dans Loin de Rueil, plus que sa construction en miroir qui reste assez déconcertante (arbitraire contrôlé, un peu frustrant pour les lecteurs friands d’histoires avec des vrais personnages dedans), c’est son talent à camper de petites scènes, des conversations à la fois graves et loufoques… De quoi soigner (un peu) toute atteinte aiguë d’ontalgie.