Toute croissance se fonde sur le crédit, c’est toute la différence entre prendre un risque pour innover et se contenter de gérer l’immobilisme ambiant. Tout risque entraîne une volatilité, c’est-à-dire des écarts constants d’évaluations et de perspectives ; cette gestion du risque s’appelle « spéculation », ce qui signifie un pari sur l’avenir ; c’est à ce niveau que des modèles de simulation mathématiques sont volontiers utilisés.
Les récentes techniques de l’information et de la communication rendent instantanés et réflexifs tout mouvement dans un sens ou dans l’autre ; on y voit la propension très humaine à l’imitation et au panurgisme amplifié par la technique. L’essor récent lui aussi de la globalisation (depuis 1991 en gros) diffuse les techniques nouvelles instantanément à l’ensemble du système financier de la planète ; les Chinois comme les Européens ont acheté des crédits titrisés contenant des subprimes ; sans plus en mesurer les risques comparés à leur rendement affiché.
La bulle des actifs immobiliers due à la liquidité encouragée par la Fed a amplifié le crédit facile aux remboursements gagés sur la hausse, notamment des prêts risqués subprimes allant jusqu’aux « ninja » (no income, no job, no assets – ni revenu, ni emploi, ni actifs en garantie).
La titrisation de ces crédits à risques, mélangés avec de bons crédits sous la forme d’ABS (Asset Backed Securities), MBS (Mortgaged Backed Securities), PSV (Special Purpose Vehicles), CDO (Collateralized Debt Obligations), CMO (Collateralized Mortgage Obligations), CBO (Collateralized Bonds Obligations) ou CLO (Collateralized Loans Obligations) – a noyé le danger. Tous ces produits ont fait eux-mêmes l’objet de dérivés, contrats bilatéraux sur mesure d’échanges de risques entre banques ou CDS (credit default swap).
Ces crédits sont évalués par des agences de notation dont le laxisme théorique a fait qu’il y a plus de crédit noté triple-A que d’actifs réels triple-A. Puis les hedge funds ont joué du levier sans fonds propres sur tout cela (dépôt de 1,5% du montant acheté pour les CDO et CDS contre 10% pour les obligations ordinaires).
La crise du crédit succède fin 2008 à la crise bancaire. Le ralentissement du marché immobilier américain a entraîné, par effet de dominos, une contagion de la crise avec effet de levier à toutes les banques, et dans le monde entier du fait de la globalisation financière. Les mauvais crédits ont amplifié la baisse du marché immobilier réel, donc des produits titrisés vendus, donc des hedge funds qui doivent renverser leurs positions en prenant des pertes, donc des banques qui ont acheté leurs titres. Tous les prix sont entrés en mouvement, les actions, les obligations, l’immobilier, les monnaies, l’énergie, les matières premières – et même les denrées agricoles - pour tenter de trouver des placements alternatifs rentables. Le coût du risque a violemment fluctué. Les banques ne se font plus confiance, l’une d’entre elles – Lehman Brothers – ayant été laissée aller à la faillite le 15 septembre 2008 sans que les autorités publiques n’interviennent. C’est toute la confiance dans le système financier qui a été atteinte.
Par peur des mauvaises surprises dans leur bilan, non seulement les banques ne se prêtent quasiment plus entre elles, mais elles prêtent beaucoup moins à l’économie « réelle », ce qui entraîne baisse de l’investissement, de l’innovation, de la consommation, chômage, délocalisations, etc. Cet effet vient s’ajouter à une phase de ralentissement cyclique normal après le rebond des années 2003-2007. Le ralentissement économique, parti des Etats-Unis, se diffuse à l’Europe et aux pays émergents (qui exportent moins).
Le quatrième étage de la fusée a failli être constitué par une panique des ménages qui retireraient massivement leurs dépôts des comptes bancaires et leurs titres des portefeuilles pour les stériliser sous forme d’or métal ou de billets en coffre-fort, se méfiant même des emprunts d’Etat qui, bien que réputés habituellement « sans risque », se trouvent fragilisés par l’envol de la dette et le doute sur la solvabilité des plus petits (l’Islande entre autres). Nous aurions pu avoir alors une atmosphère de méfiance généralisée, une crise aiguë de liquidité des banques et une spirale de grande Dépression analogue à celle des années 1930. C’est à ce risque qu’ont tenté de pallier le plan Paulson (Secrétaire au Trésor américain) et les plans coordonnés issus des accords européens d’octobre 2008, sans parler des plans chinois, japonais et autres.
La crise est globalisée, or le contrôle des banques est national. Des faillites de grands établissements obligent les Etats à intervenir massivement par nationalisation, rachat de crédits en défaisance ou garantie des prêts entre banques, pour éviter une situation de crise généralisée du crédit. Les budgets restent ceux des Etats, contraints par leur dette, le niveau des impôts et leur balance des comptes. Il doivent rassurer les épargnants en garantissant les dépôts, relancer la consommation par la fiscalité et la redistribution, et sauver le système bancaire. Seules les politiques monétaires sont par grandes zones devises, elles assurent la liquidité des banques en acceptant des prises en pension plus risquées, mais elles ne suffisent plus à elles seules à régler le système notamment parce que les taux de change politiques des pays asiatiques n’aident en rien au rééquilibrage.
Que faire pour briser l’engrenage ? Assurer la liquidité des crédits, recapitaliser et restructurer les banques ; soutenir l'activité par les dépenses publiques, le plus efficace étant l’envoi d’un chèque directement à chacun ; baisser les taux d'intérêt ; laisser filer la monnaie ; privilégier la coopération entre les nations (G20, FMI, Banque Mondiale) et les zones monétaires (Ecofin, Eurogroupe) afin d'éviter les mesures protectionnistes ; garantir les dépôts des ménages par les États ; interdire provisoirement les ventes à découvert des actions financières. Pour le moyen terme, améliorer la productivité des économies surendettées. Remettre en cause des effets pervers des normes comptables, l’ajustement des exigences de solvabilité pesant sur les banques, et la mise en place d’une supervision par zone monétaire des groupes financiers mondialisés.
C’est tout un système fondé sur le crédit sans gardes-fou, le levier incontrôlé, la sophistication sans mesure des produits financiers, la prise de conscience des effets réels de la mondialisation – qu’il importe de penser. Pris par l’exubérance irrationnelle d’un nouveau cycle d’innovation, de l’argent facile et d’une Amérique sûre d’elle-même et dominatrice, cela n’a pas été fait. C’est tout un monde qui bascule, le monde de l’hédonisme dans lequel « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », du scientisme de l’innovation technique à tout prix, et du positivisme des maths qui résolvent tout. La crise financière marque la fin du « fondamentalisme de marché », où ce dernier a toujours raison sur tout (George Soros, La vérité sur la crise financière, 2008). Il faut abandonner la théorie de ‘l’équilibre’ de marché et re-réguler. Les banques centrales doivent se préoccuper certes de l’offre de monnaie, mais en plus de l’offre de crédit et des bulles d’actifs. Et s’entendre entre elles.
Rien n’est déjà simple, mais tout se complique !
Alain Sueur, auteur des "Outils de la stratégie boursière"