Pendant plusieurs jours, j’ai pensé que j’allais compléter mes vacances parisiennes par un repos strasbourgeois. Après les promenades nostalgiques dans les rues du quartier latin, je prévoyais déjà les séances de cinéma rue des Bons Enfants, comme l’an passé.Mais au moment de partir, mercredi, les routes se sont fermées sous l’avalanche d’une fine pluie qui a brouillé les pistes, gelé les routes et anéanti mes espoirs. Alors, ce sont les feux d’artifices d’Echternach qui ont remplacé les pétards inépuisables de l’Alsace.
Depuis le second étage de ma tour moyenâgeuse, les zébrures colorées se sont élevées, un peu contradictoires, depuis les contours de la Sûre, comme si les Allemands, de l’autre côté de la frontière, dialoguaient avec les Portugais, au centre de la ville, dans la revanche des coupes du monde et d’Europe de foot dont ils ont célébré les victoires et les défaites, pendant des semaines, en partant, drapeaux au vent, narguer leurs voisins.
Une heure de détonations derrière les tours de l’église Saint Pierre et Paul, dressée sur son promontoire, qui me fait toujours penser aux églises fortifiées de Transylvanie.
Ce dimanche, une petite troupe parcourt les rues dans la soirée. Les Rois Mages sont de nouveau portugais. Ils chantent. Les enfants les suivent. C’est à leur volonté de conserver leurs traditions que l’on doit une animation nocturne dans des rues désertes et glacées quasi désespérantes.
Hier samedi, j’ai fait le tour du lac. Le soleil avait fait son apparition pour quelques heures. Il était redevenu possible de marcher entre les longues traces de verglas. Les sources s’écoulaient librement depuis les collines voisines et le ciel faisait miroir sur la belle surface prise en bloc où quelques enfants se risquaient à marcher, à glisser, certains avec des patins ressortis de l’armoire après plusieurs hivers plus chauds.Les cygnes tournaient en groupe bruyant, propageant dans l’air comme un bruit de soie déchirée, sans savoir où se poser, tandis qu’un couple de pies volait en ligne droite, bien plus haut qu’à l’habitude. Les hérons s’étaient cachés, attendant des heures meilleures pour se nourrir, ou bien avaient déserté pour rejoindre les abords de la Sûre ou la Moselle.Mais un plafond bas s’est vite remis en place, décourageant et implacable.Dans le soir, seuls les clochers de l’abbaye se sont illuminés de nouveau.
Dans cette atmosphère là, deux activités sont possibles : regarder les amis défiler leur vie sur facebook, leur donner des nouvelles, télécharger les imagesd’une année de voyages et retrouver des relations un peu éloignées, ou bien encore lire un roman désespéré. J’ai fait l’un et l’autre.
Je sais pourtant que j’ai beaucoup à écrire. Des impressions abandonnées depuis la mi-novembre et l’épuisant voyage géorgien. Des images que j’ai laissées de côté, sans commentaires.
En fait je n’ai rien voulu relater depuis deux semaines, interrompant sous la pluie, devant le Panthéon, le récit d’un parcours européen qui a pris, pour quelques jours, une tournure plus familiale. J’ai trouvé ce soir que le sommeil avait un peu trop mangé mon regard. Il fallait donc remettre des mots à la suite des mots.
Des romans désespérés il y en a tellement, qu’on peut se demander si le désespoir n’est pas la principale motivation de la pensée voyageuse. Une vie à poursuivre, un passé à fixer avec des épingles, comme un insecte rare, des êtres trop tôt enfuis dont les contours flous s’épuisent. Et ce temps qui s’abat en permanence, disloquant par petits coups de ciseaux des neurones qui avaient eu tellement de mal à créer du bonheur.
J’écoute pour la millième fois le quatuor Balanescu que Claudia m’a fait découvrir. L’hommage à Maria T. La musique tourne sur elle-même, un peu comme le patineur de Julien Clerc.
« Dans une ville où je passais.
Bien au Nord du mois de juillet.
Sur un grand lac, un lac gelé.
Un homme en noir glissait, glissait.
Il avait un drôle d’habit noir.
Qui avait dû faire des grands soirs.
De l’Autriche et de la Hongrie
Quand elles étaient réunies.
C’était un échassier bizarre.
Il ne sort pas de ma mémoire.
Sur une jambe et jusqu’au soir.
Il glissait là sur son miroir.
Il patinait, il patinait.
Sur une jambe il patinait. »
Mais une ombre se profile. Plus qu’une ombre, un visage d’une force incroyable. Et une voix. Et les rythmes des musiques populaires roumaines qui semblent être venues me toucher avant même que je connaisse ce pays. Trenule, maşină mică…Din Craiova la Piteşti Şi-l dai jos la Bucureşti…Maria Tanase est arrivée dans ma vie en 1995 dans les bacs d’un disquaire de Bucarest. Un visage d’ange volontaire. Sourcils arqués, lèvres rouges. La séduction immédiate ! Et je l’ai écoutée, elle aussi, des milliers de fois, quand j’avais besoin de frissonner, non de froid, mais d’un bonheur intime.Elle revient ce soir d’outre tombe dans le dialogue qu’Alexander Balanescu a entamé post-mortem avec une des plus grandes chanteuses du XXe siècle.
Ils reviennent ensemble, dans le soir vide, humide et silencieux d’Echternach.
Je le vois bien, les mots des écrivains, seuls, ne peuvent pas remplacer ce frisson un peu trouble que la musique propage quand elle résonne parfaitement depuis le ventre jusqu’aux poumons et qu’on a envie de chanter.
Les mots des écrivains nous tirent par la manche ; certes ! Ils font tout disparaître autour de soi. Parce qu’ils n’ont pas d’horizon a priori. Ils en créent un.
Je ne connaissais pas W.G. Sebald. J’apprends en le découvrant qu’il est mort sur une route, en décembre 2001.
Au moment même où la République Tchèque va apprendre, avec ses grandes contradictions politiques, à piloter l’Europe, je m’enfonce avec lui, à la lecture d’ « Austerlitz », dans une Prague rongée par sa proximité du grand voisin nazi, puis de son grand voisin russe. Et j’en reviens avec l’auteur, en suivant ses détours vers Terezín / Theresienstadt, Marienbad, Nürnberg, et toutes les étapes de son chemin sur le Rhin qui l’ont conduit à l’oubli des origines, dans un paysage désolé du Pays de Galles.
Pourquoi passe-t-on à côté des écrivains ? Par négligence. Ou bien parce que personne n’a dit jusqu’au moment présent : arrêtez-vous et prenez ce livre. Alors je passe le mot : « arrêtez-vous et prenez ce livre !»
Ecrit en allemand (Carl HanserVerlag 2001, Actes Sud 2002 pour la version française), la traduction étincellante laisse se dissiper le parcours de phrases proustiennes dans des labyrinthes d’architectures européennes qui sont autant de lieux secrets, initiatiques, dont la matrice s’est imprimée dans la rétine d’un enfant, en quittant la gare de Prague : la Centraal Station d’Anvers, le Palais de Justice de Bruxelles, la forteresse de Breendonk, le Great Eastern Hotel, la Liverpool Street Station, les forteresses de Kaunas, ou la Grande Bibliothèque de Paris.
Lieux majestueux, chacun à sa manière. Mais lieux d’oppression, lieux de pouvoir, lieux d’écrasement, à divers titres.
Le désespoir est souvent à l’image d’un gouffre, d’un trou noir. Le roman est cette planche fragile sur laquelle on marche, pour ne pas y tomber.
« A quelque vingt mètres au-dessus de l’escalier à double révolution qui relie le foyer aux quais, on trouve, seul élément baroque de tout l’ensemble, à l’emplacement exact où le Panthéon romain, dans le prolongement direct du portail, offrait à la vue le buste de l’empereur, la grande horloge : emblème du nouveau pouvoir régnant sans partage sur la ville, elle surmontait même les armoiries royales et la devise Eendracht maakt macht, l’union fait la force. De la position centrale occupée par l’horloge on pouvait, dit Austerlitz, surveiller les mouvements de tous les voyageurs, et à l’inverse les voyageurs devaient lever les yeux vers l’horloge et se voyaient contraints pour tous leurs faits et gestes de se plier à sa volonté. En effet, il fallait noter que jusqu’à la synchronisation des horaires de chemins de fer, les horloges de Lille ou de Liège n’étaient pas à la même heure que celles de Gand ou d’Anvers, et c’était seulement à partir de l’uniformisation réalisée au milieu du XIXe siècle que le temps avait commencé à exercer son empire incontesté sur le monde. Ce n’était qu’en nous conformant au rythme qu’il nous prescrivait que nous pouvions franchir les vastes espaces nous séparant les uns des autres. Il est vrai, dit Austerlitz au bout d’un moment, que le rapport espace-temps, tel qu’il se présente à nous lorsque nous voyageons, ressortit aujourd’hui encore à l’illusion, à l’illusionnisme, ce qui fait que chaque fois que nous revenons de quelque part nous n’avons jamais vraiment la certitude d’être réellement partis. »
Je songe soudain à la couverture du catalogue de l’exposition « Le Temps des Gares » de 1978, une exposition à laquelle tenait tellement mon ami François Mathey et que le Centre Pompidou lui a ravie, pour le Centre de Création Industrielle, dont il avait également dû abandonner la direction.
Dans la complexité des temps perdus, nous essayons tous de fuir Babel !