Dans la blogosphère francophone, la République des lettres est une référence. Alors qu’il est loin d’être insensible au monde arabe, son auteur, Pierre Assouline, a probablement cédé à l’envie de faire un billet au titre accrocheur. Les traducteurs occidentaux sont-ils des barbares ? alerte donc ses lecteurs sur les déclarations incendiaires d’un poète cairote, Afifi Matar, déniant aux « barbares » occidentaux le droit de traduire les œuvres littéraires arabes.
Pour cela, Pierre Assouline s’appuie sur une… traduction ! Les « minutes » de cette conférence en arabe, résumées en anglais par un journaliste local, sans doute un peu pressé (il n’a pas pris la peine de rectifier l’orthographe de la ministre algérienne de la Culture, Khalida Toumi et non « Tomy » !). Le lien vers l’article en anglais permet de se rendre compte que tout y est pour plaire au lecteur complaisant, même l’allusion à l’homophobie sans lien apparent avec le sujet pour autant qu’on sache !)
On ne trouve pas grand-chose sur le Net à propos de cette (énième) conférence sur « la traduction et le dialogue des cultures », qui n’a pas bouleversé la presse régionale. Dans la partie arabe du site (plutôt sérieux) Middle-East Online, on trouve néanmoins un article un peu développé.
Le chapô n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’on peut lire dans la République des lettres ! « Une conférence spécialisée estime que la traduction est une question de vie ou de mort.. (Khalida) Toumi estime que la traduction est l’arme des Arabes dans la bataille globale et (Mouhammad) Salmâwi (le président de l’Union des écrivains arabes), que le fait de l’ignorer fait disparaître les chances d’un dialogue avec l’Autre. »
L’article reprend l’essentiel des interventions qui, en fait, appellent à une activation des politiques de traduction dans le monde arabe. Il cite même une expression, qui aurait pu faire un joli titre (pour un prochain colloque sous d’autres cieux ?) : la traduction « route de la Soie du dialogue des civilisations »…
Parmi ces résumés, celui qui concerne notre poète pourfendeur de barbares. Voici ce qu’on lit (dans une traduction intégrale du passage concerné, traduction dont on pardonnera la lourdeur, assumée pour plus de fidélité à l’original) : « Le grand poète Afifi Matar a tiré la sonnette d’alarme par rapport à ce qui se passe dans les institutions [culturelles] occidentales qui choisissent dans la littérature arabe ce qui confirme l’image toute faite qu’elles se font des Arabes, en faisant d’eux des peuples des Mille et Une Nuits, et de chaque créatrice, une simple Shéhérazade. Il faut donc que les institutions arabes prennent en charge la traduction de l’arabe vers les autres langues, parce que ce sont ces institutions qui sont le plus à même de distinguer la [vraie] création. Il faut également un plan clair pour changer ces clichés qui circulent sur les Arabes partout dans le monde à la suite de traductions pareillement biaisées. » (ترجمات مغرضة).
Y a-t-il eu autre chose ? Quels sont les mots qui ont été utilisés pour le dire ? Quelle est la bonne « traduction » de ce qui s’est dit au Caire, celle que reprend Assouline ou celle qu’on donne ici ?
En tout état de cause, on peut se demander s’il était vraiment nécessaire de faire tant d’honneur à ce papier bâclé au risque d’en rajouter un peu dans le « dialogue de sourds » qui caractérise le fait arabe (et musulman) en France ? En vérité, le billet de Pierre Assouline n’offre-t-il pas la meilleure illustration de ce que dit Afifi Matar, à savoir qu’on se conforme, en « traduisant » à des clichés, à ce qu’on veut voir chez l’Autre, de l’Autre (et rien d’autre) ? Après seize mois de blocus, laissant une population sans électricité, sans médicaments, sans espérance tout simplement, pour la seule raison qu’elle a eu le tort d’exprimer sa voix, lors d’élections dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles étaient, pour une fois, démocratiques, après une semaine de bombardements et des centaines de victimes, ce matin du 3 janvier 2009, date du billet, le mot “barbare” dont se saisit Pierre Assouline dans ce billet consacré au monde arabe fait hurler.
Pour qui lit « depuis l’arabe », il est tellement évident que toute cette vie culturelle dont ces billets se font l’écho est, à l’exact contraire de ce que martèlent les médias, un appel au dialogue. Un appel désespéré, et qui se heurte à un mur, constatant qu’on lui dénie toute humanité.
Ce billet est dédié à ceux de Gaza, et en premier lieu à ces artistes dont quelques-uns ont été mentionnés dans ce blog : Rashid Masharawi (رشيد المشهراوي) et le taxi de L’anniversaire de Layla, les rappeurs de Gaza, les gamins du foot qui ont Abou Trika pour idole, Hassan Abu Hafash et ses calligraphies, sans oublier Omeyya Joha (أمية جحا), la voilée, l’islamiste-terroriste-fanatique qui n’en est pas moins femme, artiste, caricaturiste et engagée.
Intitulé “A la face du silence arabe”, le dessin qui ouvre cette chronique est le dernier publié sur son site, en date du 27 décembre, début des bombardements de l’armée de “défense” israélienne.
(Voir également le commentaire de Khalloud au précédent billet.)