Même en étant un béotien complet vis-à-vis de l'univers de Will Eisner, on comprend aisément la consternation qui fut celle des fans de l'auteur à la vue de The spirit : l'impression de voir leur oeuvre chérie saccagée sans vergogne par un homme pourtant estimable. Pour son premier film en solo (il a coréalisé Sin city avec Robert Rodriguez), Frank Miller livre en effet une sorte de n'importe quoi généralisé, un film noir cartoonesque qui passe en une seconde du délire total au drame poisseux. C'est la grande tendance de l'hiver 2008 : mêler les genres et les tonalités, sans répit ni discernement, jusqu'à égarer le spectateur. Spectateur qui, d'ailleurs, le rend bien aux réalisateurs concernés (Miller ou encore Baz Luhrmann) en évitant consciencieusement d'aller voir les films en question.
Mieux vaut donc ne rien attendre de The spirit, ou tout au moins être prévenu, sous peine de passer un moment ô combien éprouvant. À cette (énorme) condition, il est également permis de trouver ce spectacle intéressant car allant totalement à rebours des canons du genre. Comme la ville qui lui sert de décor, le film de Frank Miller est une terre de contrastes. Le noir et le rouge prédominent, certes ; mais les personnages, eux, se battent à coups de toilettes (si si) ou photocopient leurs popotins. C'est donc effectivement du grand n'importe quoi, aussi imprévisible qu'hétérogène. C'est parfois très drôle, parfois non. La violence, elle, n'imprime guère la rétine, traitée avec une telle légèreté qu'il est impossible qu'elle impressionne quiconque. Les acteurs les plus convaincants sont ceux qui cabotinent avec le plus d'application : ainsi, le duo Sam Jackson / Scarlett Johansson est celui qui fonctionne le mieux, rendant absolument délirantes toutes les scènes dans lesquelle ils apparaissent.
À l'opposé, Gabriel Macht et Sarah Paulson, pourtant censés constituer le noyau romantico-tragique du film, sont d'une fadeur totale. Mais on peut difficilement les en accuser, Miller ayant visiblement voulu faire de ces deux personnages des modèles de premier degré, favorisant une fois encore le contraste avec des personnages secondaires moins bridés. D'une façon générale, tout ce qui se veut sérieux est raté, et en particulier le lien quasi charnel qui unit le Spirit à la ville. On sent que celle-ci est croquée comme un personnage à part entière, avec ses sentiments et ses réactions aux évènements. Las : s'il développe des techniques intéressantes, Miller n'arrive pas à la cheville d'artistes comme Alex Proyas, dont la ville de Dark city prenait vraiment corps. La conclusion est simple : s'il est un exemplaire auteur de comics, s'il a un énorme potentiel en tant que directeur artistique, Frank Miller n'a sans doute pas toutes les capacités nécessaires pour prendre à lui seul la direction d'un long-métrage. En revanche, cette expérience pourrait être très profitable en vue d'un Sin city 2 qui devrait se tourner à partir de cet été, avec Miller et Rodriguez derrière la caméra.
5/10