4h38. Il se trouvait devant l’entrée de l’aéroport JFK. La neige tombait abondamment, recouvrant de son manteau de pureté une humanité en péril. Il s’arrêta un instant pour humer une dernière fois ces vapeurs new-yorkaises si caractéristiques, savant dosage entre les gaz d’échappement et ces fabuleuses odeurs de cuisine ethnique que la ville aux mille cultures pouvait dégager. Sa deuxième naissance impromptue lui faisait apprécier chaque petit bonheur éphémère. Une fois ses narines gorgées, muni de son billet, il se dirigea vers le terminal d’embarquement où une hôtesse métissée l’accueillit d’un ton chaleureusement fatigué.
« Bonjour Monsieur. Embarquement immédiat pour Singapour ?
-Oui. Une personne et pas de bagage soute.
-Voici votre carte d’embarquement Monsieur…
-Astier. Richard Astier. »
Elle le dévisagea d’un sourire en coin qui l’interpella.
« Qu’y a-t-il ? On se connaît ?
-C’est possible.
-Vous devez faire erreur. Je me souviendrais de ce sourire aussi enjôleur qu’une matinée ensoleillée ! lui répondit-t-il d’une voix assurée couvrant parfaitement son embarras.
-Mais sous un autre nom… »
Le sang d’Alexandre se glaça. Il regarda furtivement autour de lui pour repérer les points de fuite. Il était tôt, le dispositif de sécurité était encore perfectible.
« Bon voyage Monsieur ASTIER », lui adressa-t-elle avec un clin d’œil en insistant sur son nom. Puis, se penchant discrètement vers lui, elle lui glissa à l’oreille « Amina vous attend, vous avez une place à côté d’elle. »
Surpris, il articula un merci hésitant et alla se présenter à la fouille côté hommes, devenue obligatoire et quasi intégrale depuis le deuxième attentat aérien de 2011.
Cette hôtesse avait réussi à le rendre nerveux, lui donnant l’impression que chaque employé de l’aéroport était susceptible de le reconnaître. Il n’avait qu’une seule hâte, retrouver Amina pour enfin évacuer ce trafic de questions qui embouteillait sa tête. L’agent en charge de la fouille, sûrement blasé de devoir scruter des hommes en slips, caleçons ou boxers à longueur de journée ne sembla pourtant pas lui porter plus d’attention qu’aux autres.
Arrivé à l’entrée du tunnel d’embarquement, après avoir visité l’endroit à la fois le plus insolite et le plus commun au monde, il jeta un coup d’œil à l’avion. Ils faisaient partie de ses nombreuses passions. Les gens ignoraient à quel point le business des cieux était important dans la bonne marche de la planète. Les vaisseaux de la Singapour Airlines étaient réputés comme les plus rapides et les plus sûrs au monde. Il admirait leur statut d’unique compagnie en mesure de s’offrir le dernier A800 d’Airbus, seule grande entreprise européenne a avoir brillamment survécu à la crise grâce à sa guerre de pots de vins gagnée contre Boeing. Aujourd’hui, Alexandre devrait se contenter d’un A450, bien assez luxueux pour accompagner son aller simple vers l’inconnu. Pourquoi faire le difficile, le voyage lui était grassement offert ! Même si il ignorait exactement par qui, pour une fois que c’était dans ce sens, il n’allait pas faire la fine bouche.
Une hôtesse malayenne, visiblement originaire de Singapour, le pressa d’un ton agacé compensé par un sourire de façade typique :
« Monsieur, vous êtes le dernier passager. Nous vous attendons pour décoller ! Veuillez rejoindre votre place je vous prie.
-Tout de suite, mademoiselle, excusez ma négligence de vivre… »
Il pénétra dans la carlingue, accueilli par un commandant tout sourire également qui lui serra une poignée de main aussi forte que chaleureuse.
« Monsieur Astier, nous sommes très honorés de vous recevoir à bord et espérons que votre voyage sera aussi agréable que possible ! Nous vous avons réservé un onglet de Nouvelle Zélande pour le repas de midi, spécialement pour vous. J’espère que vous apprécierez !
-Mon dieu mais c’est le paradis ! Merci pour cette attention. répondit-il, élégamment en se courbant vers l’avant en signe de gratitude asiatique.
L’hôtesse voulut lui montrer le chemin jusqu’à sa place, ce qui lui rappela un vieux sketch d’un de ses comiques français favoris. Il lui fit signe que ce n’était pas nécessaire puis chercha de lui même la place 28A. L’avion était pratiquement vide. Qui pouvait se payer un billet pour Singapour de nos jours ? Seuls quelques hommes d’affaires d’origines très diverses qui le dévisageaient dangereusement peuplaient les sièges clairsemés. Après quelques mètres, il s’arrêta. Amina était là, ses cheveux noirs retenus par deux nattes, lui donnant un caractère indien irrésistible.28A. Il avait la place à côté du hublot mais surtout à côté de cette femme décidément fascinante.
« Rebonjour… avança-t-il d’un ton timide qui ne lui ressemblait pas.
Elle leva les yeux de son ordinateur portable sur lequel elle semblait extrêmement concentrée.. Ses yeux noirs s’éclairèrent :
-Ah Alexandre ! Enfin vous voilà ! J’allais m’inquiéter que mes hommes aient eu des problèmes à vous faire échapper, ce qui ne leur ressemble pas.
-Non, tout s’est très bien passé. Je ne vous remercierais jamais assez d’ailleurs pour tout ce que …
-Chut ! Asseyez vous. Je déteste les formules de politesse. Je vous ai dit que je vous aiderais à retrouver le meurtrier de votre femme, je tiendrais parole jusqu’au bout. C’est acquis et inutile de perdre votre temps en remerciements. D’accord ?
-Euh… Ok. »
Il se faufila entre ses jambes recroquevillées pour gagner sa place. Cette femme lui faisait décidément perdre tous ses moyens de business man fort et impitoyable. Mais reprenant ses esprits :
« C’est vous qui avez commandé les vêtements Diesel et l’onglet n’est-ce pas ?
Elle se détourna à nouveau de son ordinateur :
-Oui, c’est bien moi.
-Comment avez-vous su ?
-Alexandre, je dois impérativement finir cela avant le décollage. Je serais tout à vous après. Veuillez m’excuser ! Détendez-vous, après toutes ces émotions et celles qui vous attendent, vous en avez bien besoin…
Elle avait dit cela d’un regard si doux et d’une voix si enchanteresse que comme un serpent charmé par son fakir, son corps tout entier se détendit. Il apprécia le confort de son fauteuil en cuir, épousant parfaitement ses formes athlétiques.
Une voix se fit entendre dans le haut parleur :
« Mesdames et messieurs, ici votre commandant. Nous sommes parés au décollage. Merci de votre patience. Nous arriverons à Singapour vers 16h30. Température au sol, 26°C. Nous vous souhaitons un agréable voyage. »
Amina se tourna vers lui, un sourire malicieux aux lèvres :
« Oui j’ai fait décaler le vol d’une demi heure pour que vous ayez le temps de venir… D’où le merci de votre patience !
-Vous semblez avoir tous les pouvoirs, c’est impressionnant !
-Vous n’avez pas idée Alexandre ! Puis elle replongea son visage de déesse dans la lumière artificielle de son notebook.
L’avion commença à bouger pour rejoindre sa piste. Il regarda par le hublot. Les abords étaient recouverts de neige à perte de vue. Après quelques embardées, les moteurs vrombirent. Alexandre adorait cela, la puissance des décollages. Il se laissa emporter. Sa nouvelle vie venait de prendre son envol.
Happy New Year 2009 !