"Le clan des Otori" Lian Hearn. Roman. Gallimard, 2003-2008
Traduit de l'anglais (Australie) par Philippe Giraudon.
Tout commence par un massacre. Nous sommes dans le Japon médiéval, au coeur des montagnes. La population d'un village de modestes paysans est passée au fil de l'épée par un détachement de soldats commandé par le chef du clan des Tohan, le cruel Iida Sadamu. Un jeune villageois, Tomasu, parti quelques heures auparavant musarder en forêt, découvre à son retour le village de son enfance réduit en cendres, mis à sac, sa population ainsi que sa famille massacrées. Les assassins sont encore sur place et quand ils s'aperçoivent de la présence du jeune homme, ils sont bien décidés à occire cet ultime survivant.
Pourchassé par trois des sicaires de Sadamu, Tomasu va être sauvé in extremis par un inconnu surgi de nulle part.
Cet homme, que la providence semble avoir placé en cet endroit et en ce lieu de manière quasi miraculeuse, n'est autre que Otori Shigeru, l'héritier du clan des Otori dont les troupes ont été vaincues lors de la bataille de Yaegara qui les opposa justement à l'armée des Tohan. Depuis cette défaite, le territoire des Otori est en partie annexé par les vainqueurs, la direction du clan a été confisquée à Shigeru – qui est pourtant l'héritier en titre – au profit de ses oncles, complices et collaborateurs des Tohan.
Mais Otori Shigeru ne se tient pas pour vaincu et en secret, il rumine des plans de vengeance contre ses ennemis immédiats et tous ceux qui l'ont trahi lors du funeste affrontement de Yaegara.
Mais la vengeance – surtout quand les forces en présence sont si disproportionnées – demande pour s'accomplir et se réaliser, de la patience, de la réflexion, ainsi qu'une discrétion sans failles. Pour cela, Shigeru, tel le Hamlet de Shakespeare qui simulait la folie, se fait passer aux yeux de tous pour un homme qui a renoncé à la lutte contre l'oppresseur. Extérieurement, il ne semble passionné que par l'agriculture et la poésie au point qu'on le surnomme « le paysan ». Intérieurement cependant, un feu couve derrière l'apparence inoffensive et détachée de cet homme.
C'est d'ailleurs en vue de cette vengeance qu'il a recueilli le jeune Tomasu. Car le frêle adolescent, fils de paysans, semble détenir des pouvoirs cachés susceptibles de faire de lui une arme capable de renverser Iida Sadamu et de reconquérir l'indépendance du clan. En effet, il semblerait que le jeune homme possède les talents particuliers qui n'appartiennent qu'à La Tribu, un groupe de quatre ou cinq familles dont les membres détiennent par atavisme des pouvoirs quasi-surnaturels, dont entre autres ceux de l'invisibilité et de l'ubiquité. Dotés de ces pouvoirs, les membres de la Tribu sont régulièrement utilisés par les différents clans lors de missions d'espionnage ou d'assassinats. S'ils se mettent au service de tel ou tel clan, les affiliés de la Tribu n'obéissent qu' à leurs propres lois et n'accomplissent leurs tâches que dans la mesure où celles-ci correspondent aux objectifs de leur groupe.
Shigeru va donc faire en sorte de développer les talents innés de Tomasu en le confiant à un maître de la Tribu, Muto Kenji, qui va lui apprendre à maîtriser ces étranges pouvoirs. Mais il va aussi adopter le jeune homme, lui donner le prénom de Takeo en souvenir de son jeune frère assassiné par les Tohan, et faire de lui son héritier légal.
Takeo / Tomasu va donc se retrouver – de son humble position de fils de paysan au départ – le futur dirigeant du clan Otori, mais il lui faudra avant toutes choses accomplir la vengeance de Shigeru : assassiner Iida Sadamu, doublement protégé par les remparts de sa forteresse d'Inuyama et le parquet du rossignol – un parquet dont les lames grincent au moindre contact, ce qui empêche toute tentative d'intrusion – qu 'il a fait construire autour de ses appartements. Il lui faudra aussi résister aux désirs de la Tribu qui, ayant reconnu en lui l'un des leurs, veut se l'accaparer afin qu'il serve les desseins de cette redoutable communauté. Comment concilier tout ceci avec la passion amoureuse qui va le lier en même temps avec Kaede, la jeune héritière de clans Shirikawa et Maruyama ?
Takeo aura fort à faire pour trouver sa place dans ce monde de complots, d'alliances stratégiques et d'assassinats. Le prix à payer, pour l'indépendance du clan des Otori, le retour au pouvoir de Shigeru et la paix enfin rétablie, sera lourd à payer et le chemin pavé d'embûches.
C'est ainsi que, au fil des quatre premiers tomes de cette série, nous allons suivre le destin de Takeo , un destin qui va l'emmener beaucoup plus loin qu'il ne se l'imaginait, un destin semé de doutes et d'appréhensions, d'amitiés indéfectibles et d'adversaires redoutables, de trahisons et de combats sanglants. La route qui mène au pouvoir et à la liberté recèle de nombreux pièges et lorsque ce pouvoir et cette liberté sont acquis, il est bien difficile de les conserver.
Quant au cinquième et dernier tome de cette série, « Le fil du destin », il nous ramène quelques années en arrière, lors des jeunes années de Shigeru et nous éclaire sur les motivations de celui-ci ainsi que sur les circonstances qui ont préludé à l'histoire qui va suivre. Ce dernier (et premier tome) fait de ce cycle un cercle parfait au cours duquel tout s'éclaire et où toutes les interrogations laissées dans les quatre autres ouvrages sont ici levées.
Situé dans un Japon médiéval imaginaire, on peut toutefois situer l'action de ces romans au XVIe siècle puisqu'on y assiste à la venue des commerçants portugais et à l'apparition des premières armes à feu. Aucune réalité historique ou géographique dans cette oeuvre donc, mais cependant le talent de l'auteure nous tient en haleine du début jusqu'à la fin de ce cycle flamboyant où les rebondissements et les scènes d'action alternent harmonieusement avec des passages intimistes et poétiques qui nous plongent dans une atmosphère de quiétude et de raffinement.
La légère touche de fantastique apportée par l'évocation de la Tribu et de ses membres aux pouvoirs hors du commun apportent à l'ensemble une tonalité originale qui rappellera au lecteur distrait qu'il est ici en présence d'une oeuvre de pure fiction, inspirée, certes, par la société féodale du Japon mais dont les paysages, les personnages et les faits décrits ne sont que pure invention. Lian Hearn s'est cependant amplement documentée sur ce Japon médiéval afin de dresser l'image d'une société, de ses rites et de ses codes, en tous points fidèles à ce que fut la société féodale japonaise.
Véritable tour de force romanesque, « Le clan des Otori » est une oeuvre palpitante, une fresque foisonnante peuplée de personnages au charisme indéniable, tiraillés par les exigences de la politique, du pouvoir, de la morale, de l'amour et de l'amitié. Superbe.