Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer par Sylvie Fabre G.

Par Angèle Paoli
Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer,
Voix d’Encre, 2008, s.f.
Gouaches de Nadia Dib.


Invitée du jour : Sylvie Fabre G.


ENTRE VISIBLE ET INVISIBLE, LA PROMESSE DU LIVRE

  « Prends-le, avale-le, il sera amer à tes entrailles mais, dans ta bouche, il sera doux comme du miel », dit l’ange de l’Apocalypse à Jean qui ne connaît pas le contenu du petit livre mais pressent sa promesse. Expérience, aveugle, aveuglante, grâce à laquelle lui sera révélé le secret de la vie et de la mort. À charge pour lui, s’il accepte le don, de l’assimiler, puis de le mettre en voix pour le restituer aux autres hommes.

  Le poète serait-il à son tour le messager qui nous invite à avaler le livre, à faire nôtres ses mots, jusqu’à ce qu’ils nous deviennent consubstantiels et nous ouvrent, par un tour supplémentaire de langue, à la poésie douce-amère de la vie ? Le dernier recueil de Jean-Pierre Chambon est une traversée dont la vérité ne peut nous rester étrangère car, partageant ses visions, ses souvenirs et ses rêves, nous mesurons aussi nos manques, nos peurs ou nos désirs et nous éveillons à la métamorphose. Il y a en effet dans la lecture des poèmes de ce Petit Livre amer quelque chose de physique et de spirituel, une saveur des vers, une éclaircie du regard qui touche à la chair et au sens, un rythme qui passe par le corps et anime la pensée.

   Le prodige et l’éclipse, second texte de la première section (« L’ombre écorchée ») de l’ouvrage, ressemble à un art poétique où l’auteur avoue que « tout est relié ». Et, si « les mots dans notre bouche » gardent un goût de faim, « il faut faire œuvre de silence / pour mieux entendre ce qui à travers nous veut parler ». La parole poétique, dans la grande diversité et richesse de sa forme ― Jean-Pierre Chambon n’hésite pas à utiliser toutes les ressources de la versification, strophes en distiques ou quatrains, vers libres, rimés, ou blancs, stances ou tercets… ― et celles de ses thèmes ― souvenirs d’enfance, réchauffement climatique, folie, marginalité, promenade en montagne… ―, finit paradoxalement par s’effacer pour mieux résonner et s’offrir. Cette parole nous parle de solitude, d’amour et d’extase autant que de douleur. De poème en poème, le lecteur croise une multitude de figures qui trouvent leur unité dans un commun destin : « le médiateur divin » et « le lecteur », le poète et « l’ange de Bohême », la « Madone » et l’enfant face à face à la sortie d’un village, les « ombres en pyjama » dans un hôpital psychiatrique, les « nuées de moustiques » et les « lourdes libellules » au bord des « étangs languides », un papillon « à la lisière du monde », le père « dans la pénombre de l’atelier » participent ensemble du vivant, dans sa beauté et dans sa tragédie. Chacun pourtant a son langage et son mouvement singuliers. Témoin du « balancement des ombelles » dans un pré en montagne ou de l’énergie de ces « hautes tiges harcelant le bleu », le poète n’oublie ni les plantes ni les animaux, aussi sensible à l’affolement de la pie prise au piège au bout du verger qu’à la mort d’un « lapin pendu à la porte de la grange ». L’image de leur tendresse ou leur souffrance atteint le lecteur. Même la description d’une statue dans une petite église est là pour nous rappeler que le mal est partout, le temps éphémère, et qu’aucun règne, minéral, végétal, aquatique, animal ou humain, n’échappe à l’énigme, au vertige ou à la dissolution. Dans la poésie de Jean-Pierre Chambon, les lieux, les plus proches comme les plus lointains, dispensent une étrangeté familière et chérie, distillent une dose de mélancolie pour peu qu’on y prête garde car, note le poète, « on dirait que tout se prépare à mourir ». Qu’ils habitent aux « confins désolés du détroit de Béring » ou, comme Trinh et l’auteur, qu’ils s’assoient au café du tribunal à Grenoble, hommes, bêtes et choses se dissolvent « dans le grand bain de l’uniformisation » ou de la mondialisation souffrante.

   Dans ce recueil, œuvre de détresse, de mémoire et de filiation ― on peut penser aux romantiques, à Baudelaire, à Verlaine, à Nerval, à Paul Fort et même aux poètes Tang en le lisant ―, Jean-Pierre Chambon nous décrit, avec une pointe d’humour et beaucoup de nostalgie, un monde où des êtres de passage écoutent dans la nuit « La chanson du petit chariot » sans pouvoir oublier leurs soifs inassouvies, leurs rêves et leurs extases, les ombres menaçantes du temps. À jamais en quête d’une terre originelle, plus douce qu’amère, ceux-ci ressemblent aux « grands oiseaux migrants qui traversent le ciel » et ferment la dernière page.

   Mais le poète, à l’instar de l’ange, ne tient-il pas la promesse du livre ? Le secret de la langue qui contient tout ? Et le lecteur n’a-t-il pas reçu la nourriture du Petit Livre amer dont les gouaches de Nadia Dib lui ont livré la clef des symboles et ont avivé les signes par la couleur ? Cercles et rectangles, lignes droites et courbes, aplats de bleu et de gris que soulignent les traits noirs, comme autant de passerelles entre le figuratif et l’abstrait, autant de circulations possibles entre le visible et l’invisible qui scandent tout le recueil.

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.




JEAN-PIERRE CHAMBON

Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Détour par la Chine intérieure (extrait du Petit Livre amer) ;
- (sur le site des éditions L'Amourier) une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon ;
- (sur le site de l’éditeur Voix d’Encre) la page consacrée au Petit Livre amer.



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