Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un livre de science-fiction. Ces apparences sont pourtant lourdes : il est publié dans la collection Folio SF, il a reçu le prix de la British Science Fiction Association, le prix Arthur C. Clarke et le Grand Prix de l’Imaginaire. Mais si ce roman relève de la science-fiction, on pourrait en dire autant de Richard Powers.
Tout se passe, ou presque, entre 1936 et 1945. Aucun personnage n’a eu à voyager dans le temps pour rejoindre cette période, et, franchement, si tu devais voyager dans le temps, est-ce que c’est à Londres, fin 1940- début 1941, que tu partirais ? La technologie est celle de l’époque, exclusivement tournée vers la guerre, et les machines les plus évoluées sont peut-être les bombardiers Wellington.
C’est surtout l’histoire de deux frères. C’est une histoire de doubles. En effet, les deux frangins en question, J.L. Sawyer et J.L. Sawyer, Jacob et Joseph, sont jumeaux. En 1936, ils participent aux Jeux Olympiques, dans la discipline toute british de l’aviron, en double. C’est à l’occasion de cette manifestation que leurs chemins se séparent, en particulier à cause d’une femme (est-ce qu’elle ne les aimerait pas tous les deux, par hasard ?). La suite de leur destin résulte de cette séparation, les actes de l’un étant le négatif de ceux de l’autre. Ainsi Jack (à moins que ce soit Joe, je les confonds toujours) s’engage dans la glorieuse RAF. Il est chargé de bombarder les villes allemandes, ce qui donne d’assez belles pages sur un autre parallèle, entre les bombes qu’il largue, et celles qui tombent sur les demeures britanniques, lâchées par l’ennemi allemand. Joe, quant à lui, est objecteur de conscience et s’engage dans la Croix Rouge, même si parfois l’envie d’en découdre avec l’ennemi allemand se fait plus pressante que sa haine de la guerre.
D’autres jeux de reflets apparaissent dans le roman : des sosies, ceux de Churchill et de Rudolf Hesse. Leur multiplication provoque bien sûr des confusions chez les personnages qui sont les témoins des allers et venus de chacun. Ils prennent l’un pour l’autre, les soupçonnent de vivre de doubles vies. La confusion ainsi n’est pas seulement celle des sentiments des personnages, à l’égard de la femme qu’ils aiment, du rôle qu’ils peuvent jouer dans le conflit, mais l’Histoire semble elle-même finir par suivre deux chemins distincts, et on avance dans le roman en se demandant comment on va pouvoir réparer tout ça : les jumeaux sont amenés à jouer un rôle dans les négociations que souhaite mener Rudolf Hess pour mettre fin à la guerre avec les Anglais : toutefois, alors que l’un, pour une raison qu’il faut sans doute découvrir à la lecture, contribue à la fin définitive des négociations avant qu’elles aient commencé, l’autre assisterait dans les semaines qui suivent à la signature d’un accord de paix entre les deux pays.
Les deux frères sont comme les deux possibilités d’une même substance, et provoqueraient la séparation entre deux possibles cours de l’histoire : celui qui est le nôtre d’un côté, celui qui aurait pu advenir, si les négociations de Hess avait abouties à la signature d’un armistice. L’emploi du conditionnel s’impose car l’auteur ne nous laisse pas vraiment savoir dans lequel monde se déroule son roman. D’autres détails troublent encore la conscience historique du lecteur, comme cette mention des livres que pourrait écrire l’historien, qui réunit les documents qui composent la quasi intégralité du livre « il comptait écrire une histoire sociale des Etats-Unis depuis 1960/61, époque où Richard N. Nixon était devenu Président, jusqu’à la fin du mandat d’Adlai Stevenson. Nixon, élu sur la foi de déclarations de guerre du genre « rendez-nous nos p’tits gars », avait en réalité multiplié par deux ou trois la présence militaire américaine en Sibérie. » On ne se sent pas chez nous. Mais ce genre de précision n’est sans doute là que pour nous tromper, nous faire douter de l’issue du livre, et on se demande presque, finalement, si cet historien n’est pas le fruit des hallucinations de certains personnages.
Il ne s’agit pas du tout d’une uchronie à la Dick dans Le Maître du Haut Château, où tout est clair : les Japonais dominent les Etats-Unis, et ont remporté la guerre mondiale avec les Allemands. C’est peut-être « un peu gros » pour être considéré comme de la littérature classique. Pas mal du tout.
La Séparation, de Christopher Priest, en Folio SF.