Le ministre de la Défense, Hervé Morin, rencontre mardi nos troupes, qui appliquent les méthodes contre-insurrectionnelles inspirées de la guerre d'Algérie.
Du pire sort parfois le meilleur, dit-on. L'embuscade d'Uzbin, qui a coûté la vie à 10 soldats français, le 18 août dernier à l'est de Kaboul, a provoqué un choc en France. Mais elle a aussi secoué les principes théoriques d'intervention des forces françaises à l'étranger. Et précipité la rédaction d'un nouveau document de doctrine consacré à la contre-rébellion.
En matière d'équipements, les leçons d'Uzbin ont rapidement été tirées par l'état-major des armées, qui a déployé des drones, commandé de nouveaux hélicoptères et augmenté les moyens assignés au renseignement en Afghanistan. Mais comme dans toutes les guerres, le matériel ne suffit pas. «Nous avons basculé dans le combat de contre-insurrection. En Afghanistan, dans 90% des cas, nous nous contentons de réagir. Pour retrouver l'initiative, il nous faut d'autres outils doctrinaux ainsi qu'une plus grande liberté d'action», explique le lieutenant-colonel François, en charge du «retex», le retour d'expérience des soldats engagés dans des opérations extérieures.
En France, la guerre de contre-insurrection, pratiquée en Indochine et en Algérie, et qui consiste à imposer un contre-projet à une rébellion menée par une partie de la population contre le pouvoir, revient de loin. La torture, qui a terni sa réputation en Algérie, la guerre froide et son système de pensée bipolaire, qui l'ont démodée et enfin la dissuasion nucléaire avaient contribué à enterrer, jusqu'à les rendre taboues, ces techniques destinées à briser les rébellions en s'appuyant sur la population et en introduisant une dimension sociale dans la science militaire. Mais les temps ont changé. Les glaces ont fondu autour du rideau de fer. Le mur de Berlin est tombé, de nouveaux dangers guettent la planète. Les conflits interétatiques se sont effacés au profit des guerres asymétriques, des guérillas. Bagdad, Kaboul. Cinquante ans après la bataille d'Alger, les stratèges français revisitent la contre-insurrection. C'est ainsi qu'on ose, aujourd'hui, même si c'est parfois à contrecœur, comparer la guerre que livrent les armées occidentales aux talibans en Afghanistan aux combats menés par les armées françaises en Indochine, mais surtout en Algérie.
Couper les talibans de leurs soutiens
Les similitudes, il est vrai, sont nombreuses. En Afghanistan comme en Algérie, l'adversaire est en rébellion contre le pouvoir central et impose aux «forces d'occupation» un conflit asymétrique, basé sur le harcèlement quotidien, les embuscades, les escarmouches. Dans les deux cas, l'insurrection profite d'un terrain vallonné et se niche dans les zones reculées des campagnes. Comme elle le fut en Algérie par les pays voisins, la rébellion afghane est nourrie par le Pakistan, dont les zones tribales constituent un gigantesque réservoir d'hommes, d'argent et d'armes pour les talibans.
Comparaison des situations, mais aussi des modes d'actions. «On relit David Galula, Roger Trinquier et Lawrence d'Arabie», les principaux théoriciens de la contre-insurrection en France, explique le général Ollivier, qui dirige le CDEF, le Centre de doctrine et d'emploi des forces, à l'École militaire. Les stratèges français ont étudié la réussite de l'armée colombienne sur la guérilla des Farc, basée sur une approche globale (politique, militaire, économique et sociale). Ils ont suivi de près les succès du «surge», le sursaut, obtenus par le général Petraeus en Irak. Combiné à une augmentation des troupes destinée à montrer à la population que la capacité de frappe des armées étrangères est impossible à contrer, le retournement des tribus sunnites contre les insurgés d'al-Qaida s'est traduit par une diminution de 80% des violences en un an.
Pour Barack Obama, la lutte contre le terrorisme se joue à Kaboul et non à Bagdad. Face à la dégradation de la situation en Afghanistan, l'Administration américaine a revu sa stratégie et demandé à Petraeus d'y appliquer sa recette irakienne. La carotte et le bâton, une alternance de muscle et de diplomatie. «Français et Américains poursuivent la même stratégie : adopter une approche globale, légitimer les pouvoirs locaux afin de permettre aux Afghans de prendre eux-mêmes en charge leur sécurité», commente le général Ollivier.
Appliquées à l'Afghanistan, les méthodes de contre-insurrection visent à se débarrasser des rebelles infréquentables et «irrécupérables», les talibans liés à al-Qaida. Et à convaincre les insurgés plus modérés d'abandonner la rébellion. Comment ? En faisant appel, d'abord, à la sociologie. «La rébellion naît dans le cœur des populations. Si on ne cherche pas à savoir pourquoi elles se soulèvent, on court à l'échec. On pourra éliminer tous les rebelles qu'on veut, l'insurrection ne fera que grossir», explique le lieutenant-colonel François. «On a coutume de dire que dans une guerre de contre-insurrection, il y a 20% de travail militaire et 80% de travail civil. Pour avoir accès au renseignement, qui émane de la population, il faut gagner les cœurs et les esprits.»
En consolidant l'État, ensuite, afin de couper l'herbe sous les pieds des talibans qui, dans le Sud, ont comblé les vides judiciaire et administratif. En restaurant la sécurité, enfin. «Cette étape cruciale doit être immédiate et permanente», prévient l'expert militaire. Mais elle exige que la rébellion talibane soit coupée de ses soutiens, notamment pakistanais, comme l'insurrection algérienne fut coupée de son aide extérieure, jusqu'à être asphyxiée.
Pourtant, comparaison n'est pas toujours raison. Et vis-à-vis de l'Algérie, le conflit afghan présente autant de différences que de similitudes. L'Afghanistan n'est pas une province française mais un État souverain : les forces internationales manquent de la légitimité qui leur permettrait de quadriller efficacement les territoires rebelles. La dimension religieuse et islamiste y est beaucoup plus forte. À Kaboul, c'est une coalition, avec sa lourdeur et ses contraintes, qui mène la guerre. Si elles utilisent les mêmes tactiques, les rébellions ne sont pas les mêmes. L'algérienne était relativement unie et structurée. L'Afghane est éclatée en différentes factions qui combattent pour des raisons différentes. Alors qu'en Algérie, l'État ne demandait qu'à ressurgir, il faut quasiment le créer en Afghanistan. Enfin, la guerre d'Algérie a eu lieu à l'époque de la conscription : les forces françaises étaient suffisamment nombreuses pour pouvoir fournir 1 soldat pour 20 locaux. En Afghanistan, la coalition ne peut aligner qu'un soldat pour 300 Afghans. Quant au modèle algérien, il a ses limites, puisque la guerre a finalement été perdue par les Français, qui n'ont pas réussi à rallier toute la population, ont subi les conséquences désastreuses de la torture et nageaient à contre-courant de leur époque, déjà marquée par la décolonisation.
«L'adversaire d'hier et l'ami de demain»
Sans calquer un modèle imparfait sur l'Afghanistan, il s'agit de puiser dans les leçons algériennes. «L'Algérie nous a appris que combattre l'ennemi sans lui laisser la porte ouverte pour négocier ne servait qu'à radicaliser la rébellion. Il faut toujours considérer que l'adversaire d'aujourd'hui peut-être l'ami de demain» avertit un officier français. C'est bien ce que prévoit de faire le général Petraeus en Afghanistan.
Après avoir combattu, parfois de manière aveugle, pendant sept ans les insurgés, les stratèges américains ont revu leur copie. S'ils excluent de négocier avec les partisans d'al-Qaida, ils envisagent de prendre langue avec les «talibans modérés». Parce que l'insurrection a aujourd'hui le vent en poupe, les tentatives d'approche ont pour l'instant échoué. Mais les chefs de tribus seront sans doute des cibles plus faciles à convaincre.
Les limites sont aussi inscrites sur le territoire national. La France ne fournit qu'une petite partie des effectifs en Afghanistan. Le renouveau théorique se heurte aussi à des résistances, en ces temps de rigueur budgétaire, ainsi qu'à des conflits d'intérêts entre les trois armées, la guerre de contre-insurrection faisant toujours la part plus belle aux Terriens. «La génération issue de la guerre froide a du mal à sortir des relations binaires. La France a longtemps pratiqué les alliances de revers. Aujourd'hui, on a un peu abjuré ce qui faisait notre force. Il faut rompre avec l'idéologie, défendre nos intérêts», estime le lieutenant-colonel François.
Les inflexions stratégiques de la coalition en Afghanistan, qui arrivent bien tard, à un moment où l'insurrection, défaite en 2001, a repris du poil de la bête, ne produiront donc pas de miracle. David Petraeus a d'ores et déjà prévenu qu'un «surge» se traduit toujours, dans un premier temps - celui de l'augmentation des troupes - par une aggravation de la violence. L'équilibre sera d'autant plus difficile à trouver qu'au sein d'une coalition, le déploiement des troupes obéit à des règles de souveraineté différentes, qui interdisent quasiment à certains pays, comme l'Allemagne, d'utiliser la force. Conclusion d'un responsable militaire : «Tous les conflits insurrectionnels sont intéressants à étudier, mais chacun est un cas d'espèce. En Afghanistan, le vrai problème, ce qui fait défaut, c'est la volonté politique des acteurs, la faiblesse de leur conduite stratégique.»
Source du texte : FIGARO.FR