« Quand j’avais neuf ans et que j’étais, sans doute, comme tous les enfants de neuf ans, petit pour mon âge, le chemin que je prenais pour aller à l’école longeait un ruisseau à l’eau jaune et trouble ; en hiver on jetait des cailloux pour crever sa glace jaunâtre, en été, au printemps et en automne, bouchons, allumettes et boites d’allumettes faisaient la course dans ses eaux. C’étaient les allumettes qui gagnaient car les bouchons et les boites restaient le plus souvent coincés dans d’étroits chenaux entre les pierres. Une fois, mon copain et moi, on a trouvé deux grosses lamproies très laides qui rampaient au fond de l’eau, on les a prises et on les a fourrées dans notre sac à tartines, seulement personne n’en a voulu à la maison. Alors on les a rejetées dans le torrent. J’espère qu’elles ont survécu. En ce temps-là, me semble-t-il, on avait toujours les genoux en piteux état, la croûte de nos plaies était toujours fraîche et tendre et souvent, juste quand elles allaient guérir, un camion de brasserie arrivait auquel il fallait absolument s’agripper ou bien c’était un nouveau tas de grumes, sur le fleuve, sur lequel il fallait absolument courir. »
Stig Dagerman. Viande salée et concombre.
In : Le froid de la Saint-Jean (Ed. M. Nadeau)