Sur les traces du Phoenix : Lisbonne story

Par Eric Viennot

De nombreux plans séquences jalonnent les films d’In Memoriam. Tournés caméra à l’épaule, l’aspect amateur de ces plans renforce la crédibilité de l’histoire. Dans la grammaire du jeu vidéo, le plan séquence fait partie des éléments fondateurs. Les longs « travellings » pendant lesquels on suit, à la troisième personne, un personnage de dos, sont légions. Alors qu’ils paraîtraient interminables à un spectateur de cinéma, ils permettent au joueur de mieux percevoir l’espace dans lequel il se déplace, la position exacte des obstacles ou des ennemis à affronter.

Dans l’histoire du cinéma, l’usage du plan séquence a été employé relativement tard. Orson Welles fut l’un de ses premiers et de ses plus ardents promoteurs. Il fait partie désormais du langage de nombreux réalisateurs contemporains qui y ont recours fréquemment afin d’atténuer l’effet de morcellement artificiel du montage traditionnel au profit d’une vision plus réaliste, plus documentaire. Il est devenu la marque de fabrique du cinéma d’action contemporain et de nombreuses séries TV américaines, notamment 24H chrono, qui, en donnant la sensation d’être tournée en temps réel, de plusieurs points de vue simultanés, est la série qui se rapproche sans doute le plus de l’univers du jeu vidéo.
Même s’ils paraissent parfois improvisés, les plans séquences nécessitent en général une grande préparation car ils imposent une parfaite synchronisation des acteurs et des mouvements de caméra. Pour In Memoriam, nos conditions de tournage en lumière naturelle ne nous permettaient pas autant de répétitions qu’en cinéma. Au Portugal, par exemple, le tournage d’un plan séquence complexe nous a réservé ainsi quelques surprises. Il s’agit de la scène au cours de laquelle Gerd Hanke, le commisaire portugais et Jack Lorski, filmés par son caméraman, découvrent le cadavre d’un flic derrière une maison isolée du bord de mer. J’avais décidé de tourner au soleil couchant afin d’avoir des tonalités rouges et un contraste fort qui renforcerait la tension de la scène. Cela nous laissait peu de temps. Je crois que nous n'avons tourné que 5 ou 6 prises avant que la lumière ne devienne trop crépusculaire. Ors, ce n’est qu’en regardant les rushs que nous nous sommes rendu compte qu’un bout de dialogue supplémentaire serait bienvenu pour renforcer la crédibilité de la scène. Dans l’histoire, deux flics gardaient la maison, il était logique que l’un des personnages évoque immédiatement le sort du second, après avoir découvert le corps du premier. Cela permettait également d’amorcer une transition avec la séquence suivante où l’on découvrait son cadavre au pied des falaises. Nous décidâmes de rajouter la phrase en post-prod.  L’enregistrement se ferait le lendemain dans le quartier du Bairro Alto à Lisbonne où habite Fernando Nascimento, l'acteur qui joue le commissaire portugais. En l’absence d’un preneur de son, économie oblige, Philippe, le chef op, est chargé de l’enregistrement. Sabine Crossen (Jessica) nous accompagne. Elle doit tourner une autre scène en fin d’après midi.
Nous sommes convaincus de pouvoir boucler l’opération en moins d’une heure. C’est sans compter sur les impondérables liés à ce genre de situation. Il nous en faudra trois ! Trois heures pour une simple phrase ! Trois heures pour 1 seconde du jeu ! Quel foutu métier ! Premier problème, les ruelles habituellement désertes en début d’après midi sont plus bruyantes que prévues. Impossible d’enregistrer sans entendre, là des cris d’enfants, là des bruits de tramways ou des voix de ménagères qui s’apostrophent d’une fenêtre à une autre. Nous nous réfugions dans le calme d’un jardin public. Nouveau problème : les oiseaux, qu’on entend chanter à tue tête, ne sont pas trop raccord avec notre scène. Nous essayons de siffler et de taper dans nos mains. Pas moyen de faire taire ces maudits piafs ! Nous repartons et finissons par découvrir un peu plus tard une cour intérieure, L’endroit semble idéal. Aucun bruit alentour… Ni oiseaux ni ménagères... Sauvés !  Fernando entonne une nouvelle fois sa phrase avec application.  (photo d'intro)
-    Where is the other guy ?
Par sécurité il enchaîne généreusement de magnifiques variantes.
- But where is the other guy ? But… WHERE is the other guy ? …
Cette fois, nous sommes persuadés de l’avoir en boite. Mais quelques instants plus tard le verdict tombe, impitoyable : trop de réverbération ! On n’est pas raccord ! Nous voilà repartis à la recherche d’une cour plus grande. Nouvel essai. Fernando reprend imperturbable :
-    Where is the other guy ? Nouveau verdict… Idem.
Notre ami portugais nous suggère alors d'enregistrer chez une copine qui possède un appartement très calme à moins de 15 minutes à pieds. Nous partons dans sa direction. Au détour d’une rue, nous croisons un individu patibulaire qui nous barre la route. Merde, qu’est ce qu’il nous veut celui-là ?
Il s’avance vers moi et me lance :
-    YES or NO ?
S’il m’avait demandé « Where is the other guy ? » j’aurais pu lui répondre sans hésiter mais là ça demande réflexion, surtout vu la gueule du mec ! Finalement j’opte pour le YES.  Ouf ! Le choix semble lui convenir. « Goooood ». L’individu nous laisse passer en baragouinant quelques mots incompréhensibles. Après ce rebondissement inattendu et surréaliste nous nous engageons dans la rue de la copine. Alors que nous arrivons à la hauteur de la maison, nous entendons le son d'un piano qui retentit à travers les fenêtres ouvertes d'une grande bâtisse toute proche.
-    Mince, j’avais oublié qu’elle habitait à côté d’une école de musique ! D’habitude quand je viens le soir c’est calme. Désolé !
-    C’est pas grave Fernando on va bien trouver un autre endroit.
C’est alors que Philippe a alors l’idée qui va nous sauver…
Le “Where is the other guy ? ” qui figure dans In Memoriam 2 a finalement été enregistré dans notre voiture garée dans un parking souterrain. Hélas, je n’ai pas de photo de l'enregistrement. Pour ne pas déranger Philippe et Fernando, j’avais proposé à Sabine d’aller boire un verre dans un café proche. Quel foutu métier !

PS1 : Pour ceux que ça intéresse Fernando Nascimento, excellent acteur portugais, a un site dédié à l’art de l’origami http://www.fermento.interdinamica.pt/artes/fernando/x16y.htm

PS2 : le titre Lisbonne story est emprunté à Wim Wenders. D’après mes souvenirs il s’agit d’un film qui met lui aussi en scène les pérégrinations d'un preneur de son dans Lisbonne. Etonnant non ?