Des Veber, Pierre l'écrivain et Jean l'illustrateur, dessinateur et peintre, deux frères oeuvrant parfois seul, parfois en commun, nous avons déjà cité l'album Les Veber's à l'occasion de la publication d'un article de Jules Renard, nous avons donné de Pierre deux portraits du même Renard, l'un paru dans X... Roman impromptu, l'autre dans le Mercure de France en 1894.
Jules Renard nous avait prévenu, "Voilà deux frères qui s'aiment", l'auteur de Poil de carotte comptait dans leur premier album 51 portraits de chacun des deux frères. Je n'ai pas compté ceux figurant dans Joviale Comédie, leur second volume en commun, mais il ne sont sans doute pas moins nombreux. Jules Renard, toujours, leur prévoyait "Oh ! Vous arriverez ! Vous arriverez par train spécial", ils n'allèrent l'un et l'autre pas très loin, les oeuvres de Pierre sont aujourd'hui complétement oubliées et si les dessins ou tableaux de Jean sont encore parfois présentés, ils ne sont connus que de quelques spécialistes. De Pierre il faut toutefois retenir, au moins, Une Passade écrit pour ou avec Willy en 1894, roman à clefs qui conte les aventures amoureuses de Monna Dupont de Nyeweldt, où apparaissent nombres d'écrivains.
De Jean Veber on trouve de nombreux dessins dans l'Assiette au Beurre, le Rire, le Gil Blas, L'Illustration. Un volume fut consacré à son oeuvre lithographiée, chez Floury, en 1931, texte de Louis Lacroix et Pierre Veber.
Je donne aujourd'hui un chapitre de La Joviale Comédie, publié en 1896, où les deux frères nous entraînent au Théâtre de l'Oeuvre.
Théâtre de Jeunes
« Vous êtes à l'Oeuvre [I]» nous dit l'homme de Ravenne. Nous allions donc connaître l'artisan. Une obscurité presque complète noyait la salle. On entrevoyait confusément des gens assis dans les stalles, et d'autres, attardés, qui gagnaient leurs strapontins à la sueur de leur front. Sur la scène, devant, l'éternelle table à tapis vert, un homme en habit noir disait des paroles monotones, et parfois l'auditoire gémissait. Au fond une tapisserie figurait des femmes nues, un Commandeur équestre, et d'autres personnages : l'homme parla longuement, déclara que les littérateurs français âgés de plus de trente ans avaient à opter entre le gâtisme et l'ataxie, il continua sur ce ton, sans paraître fatigué, et l'on entrevoyait pas de raison pour qu'il s'arrêtât.
Lorsqu'il n'eût plus un contemporain à se mettre sous la dent, il sortit. Et alors les spectacles les plus épouvantables commencèrent à défiler. On vit paraître des Aïssaouas, vêtus non point à la manière arabe, mais à la manière noire : étoffes noires, velours noirs, pourpoint noirs, âmes noires, cheveux et yeux noirs ; ces sensationnels gredins s'avançaient, devinés, plutôt qu'aperçus, dans la nuit de la scène. Ils prononçaient en les psalmodiant sur un air de lamentable mélopée, des tirades fort copieuses, presque des prières ; ce faisant ils se passaient fréquemment les paumes et les doigts sur le visage, puis les secouaient à quelques centimètres des yeux. Soudain, ils sautaient, tiraient leurs épées et s'entrelardaient. Et c'étaient alors d'abominables drames, de sanglantes aventures, des supplices, des assassinats, des crimes précédés et suivis d'inceste ou de viol.
Il saisissaient des femmes par les cheveux et les traînaient en rond, leur hurlaient des injures dans l'oreille ; ensuite, ils se précipitaient sur elles, l'épée à la main, et les perçant de part en part. L'assistance semblait consternée d'épouvante ; nul n'osait protester, ou même se sauver ; tous, en proie à l'horripilant cauchemar, restaient pétrifiés dans leurs fauteuils. Et toujours les scènes de crimes succédaient aux scènes de crimes ; ces gredins en pourpoint poignardaient d'autres gredins en pourpoint, sous les yeux des prêtres, et apportaient les coeurs de leurs victimes tout saignants à la pointe de leurs dagues ; et cela dépassait en horreur les plus atroces tragédies japonaises.Lorsque l'assistance arriva au point d'angoisse où il n'était plus possible d'en supporter davantage, elle éclata en hurlements et en cris, et la toile baissa.
Les spectateurs, haletants, furent dans les couloirs reprendre un peu de forces. Ils marchaient deux par deux, ou trois par trois ; une indicible mélancolie leur crispait les traits ; de jeunes femmes en longues tuniques se suspendaient aux bras de jeunes hommes en longues lévites ; les infortunées jeunes femmes avaient ramené leurs cheveux sur leurs yeux afin de ne point voir les lugubres tableaux, sur leurs oreilles, afin de ne point entendre les cris des victimes. Tous devaient subir le commun châtiment depuis de longues années, car ils se connaissaient : ils se serraient la main, échangeaient quelques mots à voix basse et reprenaient la lente promenade dans ce couloir où, du moins, ils jouissaient d'un peu de lumière. Un cercle se faisait autour de quelques personnages plus célèbres que les autres, et reconnaissables à leur apparence sordide.
Mais ils s'éloignaient avec horreur d'un gros homme qui paraissait venu pour les surveiller.
- Nous diras-tu enfin, demandais-je à notre guide, qui sont ces pauvres réprouvés ? Qu'ont-ils fait, et quels crimes leur valent d'être aussi sévèrement châtiés ?
Le divin poète répondit : « Ils ont donné cent francs. Ne croit pas cependant qu'ils viennent pour leur plaisir contempler ces exercices auprès desquels les travaux des Aïssaouas ne sont que de menu cercueil (1) ; ceux que tu vois sont les Snobs [II], les derniers Mécènes, ceux qui protègent l'art et les artistes parce que ceux-ci les font valoir, et qui tirent vanité de comprendre des choses inaccessibles au commun des mortels. Ils savent ce qui les attend ici, ils viennent quand même ; ils ont subi déjà des drames malais, javanais, hindous, chinois, des mystères chrétiens, des pièces italiennes qui n'ont plus cours, des comédies en 10 actes et 20 tableaux, rien ne les rebute. Ils ont accepté tout Ibsen sans pâlir, depuis Solness le constructeur qui se jette du haut de sa tour, créant ainsi un précédent pour Eiffel, jusqu'au Petit Eyolf ; quand on a épuisé les Scandinaves, on entame les Anglais, en ayant soin de les prendre dans les époques les plus reculées.
- « De même, ils choisissent de terribles et tenaillantes musiques, des symphonies diaboliques ; ils souffrent héroïquement, et quand ils s'ennuient à crier, ils crient d'admiration. Rentrons les voir. »
L'homme de Ravenne nous précédait afin de nous montrer le chemin, car un glas funèbre appelait les réprouvés à l'intérieur. Pour nous, qui souhaitions avant tout nous débarrasser de notre guide, nous nous enfuîmes à toutes jambes.
Et ces ainsi que nous avons « semé » le divin poète.Après quelques recherches, nous arrivâmes devant un fleuve tortueux ; une barque amarrée au quai semblait nous attendre, y sauter fut l'affaire d'un instant. Après mille efforts nous parvînmes à traverser le fleuve ; et quand nous fûmes sur l'autre rive, un passant nous dit : « Pourquoi n'avez-vous pas traverser le fleuve à l'aide du pont qui se trouve à votre droite. Vous ne pouvez donc rien faire comme les autres ? »> (1) Expression italienne signifiant petite bière.
[I] Le Théâtre de l'Oeuvre est fondé en 1893 par Lugné-Poe et Camille Mauclair, il devient l'un des hauts lieux du Symbolisme, où seront joué Hauptmann, (Ames Solitaires), Ibsen (Romersholm, Maison de Poupée, le Canard Sauvage), Strinberg (Les Créanciers, La Danse de Mort, Père), Oscar Wilde (Salomé), mais aussi Maeterlinck (Pelléas et Mélisande), Alfred Jarry (Ubu Roi), Verhaeren (le Cloître), André Gide (le Roi Candaule), Paul Claudel (l'Annonce faite à Marie), (l'Otage), etc.
[II] Pierre Veber est l'auteur en cette année 1896 de Chez les snobs, publié chez Paul Ollendorff.