Sébastopol, sanctuaire russe en Ukraine

Publié le 30 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Rattachée à l'Ukraine en 1954, la ville abrite la flotte russe de la mer Noire alors que les tensions entre Kiev et Moscou s'exacerbent autour notamment du gaz.

Souvent à Sébastopol vendeurs et acheteurs parlent en roubles au moment d'échanger des billets ukrainiens. "Une vieille habitude de l'Union soviétique", explique une habitante, comme tant d'autres nostalgique de l'URSS. Drôle de ville ukrainienne que ce port russophone de la Crimée, où les nombreux bâtiments et navires de la flotte russe, qui a ici sa base en mer Noire, arborent leurs couleurs, et où les symboles du gouvernement de Kiev, à commencer par celui de sa monnaie, ne parviennent pas à gagner les cœurs !


Il est vrai que la Crimée n'a été rattachée à l'Ukraine qu'en 1954, par décision personnelle de Khrouchtchev ; que Sébastopol resta une ville fermée jusqu'à la chute de l'URSS ; et aussi que la monnaie ukrainienne, la hryvnia, vit des moments difficiles. Depuis qu'en contrepartie d'un prêt de 16,4 milliards de dollars, accordé en novembre par le FMI, l'Ukraine a accepté de ne plus encadrer le cours de sa monnaie, celle-ci a perdu 50% de sa valeur par rapport au dollar, devise dans laquelle sont libellés les crédits, notamment les prêts à la consommation. Signe tangible, avec l'envolée du chômage, d'une économie tombant dans un gouffre, la chute de la hryvnia prend en Crimée (60% de russophones) et plus encore à Sébastopol (75% de russophones) des allures de défaite nationale. Et ici plus qu'ailleurs cette crise peut attiser des tensions communautaires sans cesse nourries par le conflit entre Kiev et Moscou.

Avec l'hiver, la bataille énergétique entre les deux pays a ainsi repris, la Russie prévoyant d'augmenter le prix de son gaz en 2009. Pourquoi Moscou accorderait-il un traitement de faveur au président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, nationaliste sourcilleux, qui veut profiter des anciennes conditions préférentielles de l'URSS alors qu'il engage son pays vers l'Otan et exige que la flotte russe quitte sa base de Sébastopol, à la fin de son bail, en 2017 ?

Le départ des navires russes ne se fera sans doute pas à cette date. Mais "le conflit social ne pourra pas être évité", et l'on peut craindre évidemment des "tensions" orchestrées par des "démagogues". De sa voix grave, le père Alexis dresse un constat largement partagé à Sébastopol. Dépositaire de la cathédrale Saint-Nicolas, qui, entre les bâtiments de l'état-major de la flotte russe et une immense statue de Lénine, surplombe la baie, cet archiprêtre ressemble à ses ouailles : "Beaucoup de mes ancêtres avaient des noms ukrainiens, j'ai même un parent grec qui a été déporté par Staline, mais je me sens russe, car c'est dans cette langue que je pense et que je rêve."

Un passeport n'est pas un brevet de patriotisme. Au moment de l'indépendance, pour laquelle ils ont voté, les habitants de Sébastopol ont seulement changé de nationalité. Le père Alexis n'a pas eu d'états âmes, son église, comme quasiment toutes celles de Crimée, demeurant rattachée au patriarcat de Moscou. C'est au-delà de la presqu'île que l'Église orthodoxe ukrainienne se bat pour imposer un patriarcat à Kiev, tandis qu'à l'ouest l'église uniate regarde vers Rome.

Au moment de l'indépendance, en 1991, le choix fut plus cornélien pour les marins de la flotte russe. Selon Miroslav Mamchak, représentant de la communauté ukrainienne, qui dirige également la radiotélévision Bryz dans les locaux que le ministère de la Marine ukrainienne partage avec le ministère de la Défense ukrainienne - une sorte de camp retranché nationaliste en territoire étranger -, sur "les 35.000 officiers de la flotte russe, 27, dont 5 d'origine ukrainienne", ont choisi de servir sous les drapeaux bleu et jaune. À l'époque où les deux marines se partageaient les navires - la Russie en gardant les meilleurs et le plus grand nombre -, changer de camp équivalait à une trahison aux yeux de ses anciens camarades. Aujourd'hui, environ 20.000 marins russes vivent avec leur famille à Sébastopol, et la flotte russe fournit du travail à quelque 20.000 autres habitants de la ville. Pour avoir une idée de la population directement liée à la Russie à Sébastopol (380.000 habitants), il faudrait encore compter les retraités de la flotte et leurs familles, qui généralement demeurent sur place, et puis ces plus nombreuses personnes vivant encore dans un univers soviétique. Sergueï Rebak, fier de ses décorations militaires et des trois drapeaux - russe, biélorusse, ukrainien - qui ornent son bureau, revendique ainsi 97.000 adhérents dans son association de Vétérans de l'armée, de la guerre et du travail, qui, tous, bénéficient de l'attention bienveillante de Moscou.

Alors que la Russie retarde les discussions sur le retrait de ses navires, Serhiy Kunitsyn, le maire de Sébastopol, voit bien, lui, que "2017, c'est demain". Il rêve de Singapour, que les Anglais ont rendu à la Chine, et parle d'une zone franche. Ses adversaires l'accusent de vouloir prendre le contrôle de terrains pour son propre profit. La corruption est certes un mal qui, de la tête à Kiev, jusqu'au pied du plus petit village, ronge tout le corps ukrainien.

Pour l'heure sont surtout présents les capitaux de la capitale russe. Moscou s'est érigé en protecteur de la mémoire de l'empire russo-soviétique à Sébastopol. Il soutient diverses manifestations et associations, possède ici une école, un hôpital, une université, et finance actuellement la construction de douze nouveaux immeubles. Mais le maire de Moscou, Yuri Lujkov, est désormais persona non grata en Ukraine, pour avoir publiquement expliqué que la Crimée, et surtout Sébastopol, qui bénéficiait d'un régime particulier à l'époque soviétique, n'avaient pas été vraiment rétrocédées à l'Ukraine.

Ici, les accès de fièvre nationaliste sont fréquents. Au printemps dernier, des manifestants prorusses ont molesté les officiers de la flotte de Kiev qui tentaient d'apposer une plaque sur le quai des Comptes en souvenir des navires ayant hissé le drapeau ukrainien en 1918. La plaque a fini dans la baie. Puis le conseil municipal prorusse a inauguré une statue de Catherine II, la fondatrice de Sébastopol. Le maire, qui est nommé par Kiev, a répliqué en inaugurant la statue d'un héros ukrainien. Durant cette querelle, un groupe de cosaques a veillé nuit et jour sur la statue de Catherine II. Anatoli Morieta, leur chef, revendique des liens avec d'autres cosaques de la Russie, et dit vouloir "rétablir l'ordre, protéger la patrie, le peuple, l'orthodoxie et se battre contre les nationalistes ukrainiens".

Aujourd'hui encore, nombre d'habitants parlent avec fierté de l'intervention militaire russe en Géorgie de cet été et des navires s'en revenant victorieux au port de Sébastopol. Un autre front, cathodique, vient toutefois d'être ouvert : le président ukrainien a rappelé à l'ordre les différentes chaînes de télévision russophones qui émettent sur Sébastopol et la Crimée. Il veut imposer à celles du câble de s'affilier à un diffuseur unique, que Kiev entend contrôler. À toutes, il a signifié que la loi impose un large emploi de la langue ukrainienne, l'utilisation de sous-titres, et l'interdiction du russe pour la publicité. Pour l'instant, une chaîne a déposé un recours, les autres traitant par le mépris l'ordre venu de Kiev. Mais le bras de fer n'est pas fini. "Vous trouvez normal que des chaînes ne paient pas d'impôt sur les recettes publicitaires et qu'elles diffusent en continu la propagande de Poutine ?", s'insurge un responsable de la télévision ukrainienne. Ce à quoi un journaliste russe répond qu'une télévision doit rencontrer son public, et que celui-ci ne parle pas ukrainien.

Peu usitée aujourd'hui, la langue ukrainienne finira peut-être par s'imposer dans 10 ou 20 ans, surtout si à Sébastopol et en Crimée le rapport économique entre l'Europe et la Russie, aujourd'hui favorable à cette dernière, s'inverse. Pour l'instant, sur les 61 écoles de Sébastopol, seulement quatre disposent de classes ukrainiennes. L'élève, auquel est dispensé un même enseignement partout dans le pays, apprend en fait l'ukrainien comme une langue étrangère - d'abord trois heures par semaine, puis un peu plus à mesure qu'approche l'université, dont l'entrée est conditionnée à un examen en ukrainien. Ayant rédigé le manuel sur l'histoire si particulière de la Crimée, le professeur Katerina Altabaieva rappelle que "Sébastopol, fondée par les Russes, a ses propres traditions", que "la Crimée n'a jamais été monoethnique» et qu'«aucun peuple n'a régné ici plus de 300 ans".

Source du texte : FIGARO.FR

Pour approfondir le sujet : Ukraine, une histoire en questions