Le bus nous ramène dans le bazar. Des gamins crasseux piquent dans les caniveaux nauséabonds les clous et tout ce qui est en métal à l’aide d’un marteau magnétique. Ils bafouillent, un peu débiles. Taj, notre guide, en a honte et les chasse. Passants et commerçants sont avenants comme souvent dans les pays musulmans. Les regards de soupçon ou de haine pure sont rares, sauf parmi les fanatiques religieux, en minorité dans tous les pays même si ce sont eux dont la presse parle le plus. Nous ne verrons pas les medersas, ces écoles coraniques où sont formées les Talibans, étudiants en religion qui gouvernent l’Afghanistan et inondent les pays musulmans de prédicateurs fondamentalistes, encouragés par une partie de l’armée et par les services secrets pakistanais, sur financement saoudien.
Pour nous aujourd’hui, ce ne sont que saluts, signes de tête, sourires et « where do you come from ? ». Les gamins sont toujours émerveillés et le montrent sans détours. On ne peut s’arrêter pour une quelconque explication de la part de Karim sans qu’un attroupement ne se forme, au grand dam des quelques policiers armés de longs bâtons qui se demandent quelle émeute se fomente là. Mais dans ce pays sous dictature de l’armée, la police est en 2001 peu présente dans les rues, signe qu’il ne faut pas juger des apparences et que ce que nous appelons « dictature » est socialement plutôt bien accepté.
En cheminant dans le bazar, Karim nous montre la branche qui sert de brosse à dents, les écorces de châtaignier à mâcher, les épices odorantes et colorées, les pois et lentilles, les thés, et ainsi de suite. Nous prenons justement un thé vert, dans une cour entourée de pièces nues à louer comme logements. Le thé est très chaud et très rafraîchissant, ce qui n’est contradictoire qu’en apparence : la chaleur de l’eau bue ouvre nos pores et fait couler la sueur, ce qui nous donne une sensation de fraîcheur. Nous sommes entourés de gosses qui nous regardent comme des dieux. Beaucoup nous demandent de les prendre en photo. Pour rien, pour le seul plaisir de se voir « éternisés » sur pellicule et emmenés en effigie dans la veste monde.
Les boutiques sont agréables car elles ont un ventilateur. C’est un puissant argument de vente, bien meilleur que la climatisation à mon avis. Dès que l’un de nous entre pour regarder les bijoux ou les gobelets de métal décoré, nous le suivons à quelques-uns pour nous placer sous le vent délicieux des pales, et il n’est pas rare alors que nous succombions au charme des objets proposés à la vente ! Marie-Claude achète un gobelet, négocié 170 roupies. Ce que voyant, un peu plus tard, trois autres retournent à la boutique pour en acheter à leur tour, cette fois pour 150 roupies chaque.
Nous montons sur un toit où nous avons une vue plongeante sur la cour de la mosquée Jakeola et sur son bassin d’ablutions. Le soleil darde ses rayons impitoyables. De nombreux hommes sont assis et discutent à l’intérieur de la mosquée, de jeunes garçons espiègles autour d’eux qu’ils regardent d’un air indulgent. Trois gamins se tiennent par le cou et font le pitre en nous apercevant de loin. Les barbus adultes nous jettent cependant un œil peu amène. Les médersas fondamentalistes ne sont pas loin. Nous quittons la terrasse brûlante non sans voir négocié quelques couteaux de poche afghans au manche de lapis-lazuli. Nous échouons un peu plus loin dans un restaurant local où, pour 85 roupies, nous prenons un repas complet de yaourt, poulet afghan à la tomate, accompagné de son nan épais, et d’un thé vert.
Comme nous sommes tout près, Karim nous emmène à l’intérieur de la mosquée Jakeola. Les dalles de marbre sont chaudes aux pieds nus en cette heure méridienne. Des gamins se poursuivent sous l’œil protecteur des adultes qui les réprimandent rarement tant l’exemple joue pour ces gosses qui sont constamment mêlés aux hommes (ce qui n’est plus le cas chez nous). Nombre d’adultes en turbans font la sieste allongés sur les dalles, à l’ombre de la galerie ; quelques-uns prient à l’intérieur de la mosquée. Le bruit dominant est celui des jeunes garçons ânonnant le Coran pour l’apprendre par cœur, en balançant le haut du corps en rythme. Un lettré barbu par groupe, baguette à la main, lance les versets et reprend la récitation fautive des élèves dans une routine agacée. Nul doute que notre présence ne perturbe les séances bien que nous tentions de nous faire discrets. Mais des petits quittent l’école pour s’agglutiner autour de nous. L’heure sonne alors de la récréation, de toute façon ils ne pouvaient plus être à leur devoir. Ils nous disent « hello ! » et « « what is your name ? » Ils n’attendent pas vraiment de réponse car les plus jeunes ne savent même pas ce que ces expressions anglaises veulent dire. Ils copient les grands. Ils sont beaux parce que peu contraints, minces et vifs, jouant en bandes. Des frères se tiennent par les épaules, un petit Jakeola de 7 ou 8 ans – au nom de mosquée - me sourit souvent et me suit partout. La chaleur se fait lourde, le ciel se voile de nuages.
Nous retournons dans le bazar pour une déambulation libre. Le plaisir du bazar en ces heures est ses boutiques aux ventilateurs en pleine action. Nous entrons dans une bijouterie juste pour un renseignement sur le prix de l’or au kilo, et où nous restons à regarder divers bijoux tant il y fait agréablement frais. Les filles se faisaient des illusions : même vendu au poids, l’or reste cher, le moindre bracelet de 15 g dépasse les 1000 francs. Mieux vaut l’argent métal ! Marie-Claude achète dans une autre boutique un collier barbare qui aurait orné élégamment le cou de Frédégonde. Il est tout en lamelles d’argent et plaquettes de verre coloré. Toutes les filles ont des cadeaux « à faire » comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, un motif de rupture familiale ou amicale, ou une façon d’exorciser la séparation, de se faire pardonner de partir en vacances durant trois semaines à l’étranger. Les rites occidentaux sont parfois bien étranges.
Un jeune Javiad de quinze ans, coiffé en hérisson, joue le bateleur pour la boutique qui l’emploie. Il est Afghan, originaire de Ghazni au sud-ouest de Kaboul. Il a le teint blanc du persan et parle bien l’anglais. Il est gentil, heureux de rencontrer des étrangers et nous accompagne à pied jusqu’à l’hôtel. Il me dit être l’aîné de deux frères dont l’un, le second, a perdu les pieds sur une mine pendant la guerre à l’époque Taliban. Il fait chaud et, comme nous achetons de l’eau conservée au frigo, je lui offre un Pepsi tout frais. Javiad est amusant, la voix à peine muée il se croit grand, « I am adult, you know », il garde des naïvetés de gamin. Il a voulu nous accompagner par curiosité, pour savoir comment était un hôtel pour touristes, dit-il Peut-être espérait-il un pourboire, l’institution du bakchich étant très ancrée dans le pays comme nous le verrons à mesure. J’avoue sur le moment ne pas y avoir même pensé. Il ne m’a rien demandé et je n’aurais d’ailleurs pas su combien lui donner, sans référence aucune sur le prix des choses et les salaires moyens ici. Je suis aujourd’hui effrayé de constater la puissance de l’argent dans ces pays où le niveau de vie est très bas pour nos normes. Ce qui nous paraît peu – 100 roupies font moins de 10 francs au change officiel – représente le tiers d’un salaire mensuel de fonctionnaire ! On se prostituerait pour si peu. Javiad nous a quitté d’un coup, en me disant : « bon, je m’en vais maintenant » d’une voix triste, la gorge serrée. L’émotion est à fleur de peau dans ces pays conviviaux et traditionnels. Je me demande toujours comment notre réserve occidentale, presque protestante (surtout pour moi qui suit nordique plutôt que latin), est perçue : comme une froideur ? une absence d’émotions ? un mépris ? un égoïsme de nanti ? Affre du voyageur conscient : comment agir « juste » quand on connaît mal un peuple ?