Alors si vous hésitez encore pour votre repas de réveillon, je vous propose aujourd'hui des victuailles de fêtes !
Le parallèle qui est fait à l'exposition "Picasso et les Maîtres" entre ce tableau de Delacroix "Nature morte aux homards", peint en 1827 et celui-ci de Picasso "Chat et homard", peint en 1962 nous permet non seulement d'apprécier non la hardiesse du tableau de Delacroix, mais également de goûter le clin d'oeil humoristique de Picasso.
Exposé au Salon de 1827-1828 aux côtés de "Sardanapale", le tableau de Delacroix (photo rmn) fait, d'une façon un peu étonnante, la part belle, au premier plan, à deux homards, un faisan, un lièvre, un fusil, une gibecière et une sorte de nasse, alors qu'en arrière plan le paysage s'étend à l'infini avec une alternance des clairs et des sombres qui nous entraîne des chasseurs, à quelques arbres, puis vers les champs et la ligne de l'horizon, et enfin jusqu'au dégradé subtil du ciel. Il réussit là un véritable tour de force puisqu'il parvient à nous emmener de la terre au ciel sans rupture, en conservant la netteté du motif principal. Et nous ne savons plus à proprement parlé si nous sommes dans un tableau de nature morte, de paysage ou de scène de chasse. Même si dans la peinture flamande nous trouvons quelques exemples de paysage accompagnant des natures mortes, la singularité ici de Delacroix est de donner un vaste échappatoire à ce petit carnage en nous offrant un paysage à la Constable. Deuxième particularité, c'est la rencontre entre des homards et du gibier qui est inhabituelle, et généralement lorsque celle-ci a lieu, elle nous donnent droit à une profusion de victuailles, comme dans les tableaux du peintre hollandais Frans Snyders "L'office" vers 1620 ou "Le cellier" (musée des Beaux Arts, Valenciennes). Ou peut être Delacroix avait-il vu un tableau plus récent encore d'Anne Vallayr-Coster "Vase, homard, fruits et gibier", peint en 1817 qui présentait cette rencontre ... Mais ici ce qui frappe le plus c'est l'apparente vivacité de ces trophées qui semblent encore vivants et qu'une salamandre (symbole de la régénération) vient approcher !
En s'inspirant de ce tableau ainsi que de "La Raie" de Chardin (cf. note du 3/09/08), Picasso a imaginé une autre rencontre, celle d'un chat et d'un homard ! Nous sommes replongés ici dans l'univers habituel des natures mortes avec la table au premier plan sur laquelle se détachent le poisson renversé et les crustacés. Trois couleurs viennent trancher le gris dominant de ce tableau : le jaune de l'ampoule en haut du tableau qui vient éclairer le fond du tableau, le rouge du homard qui est déjà cuit, et le vert de l'espèce de plateau ou de planche à découper posée sur la table. L'originalité de cette oeuvre réside ailleurs, elle est dans l'attitude du chat prêt à donner un coup de patte et à bondir sur le homard. Elle est également dans la position du homard que nous voyons, vu d'en haut, et dont les antennes s'ouvrent sur un monde fantasmagorique.
Et je laisse Thomas Schlesser en parler bien mieux que moi : "Picasso, comme les prédécesseurs qu'il reprend, n'entend pas se borner à une reproduction mimétique d'un morceau de nature. Nul doute qu'il emprunte à Chardin et Delacroix le caractère fantasmagorique de leurs motifs. On notera ainsi le caractère sexuel de l'ensemble. Le chat convoite ce homard rouge, charnel, avec la queue dressée. Quant au crustacé, ses antennes s'écartent pour dessiner un pubis de femme doté d'une légère pilosité à l'encoignure (une ombre sur le fond jaune). Déjà, dans les natures mortes de Chardin (la raie, le chat hérissé) ou de Delacroix (la salamandre, le fusil de chasse), on pouvait deviner cette symbolique érotique. Picasso s'en inspire bien volontiers, avec appétit et humour. Et cette étonnante tablée d'engendrer le plus détonnant des tableaux !"