La Collection Estorick à Londres présente en permanence l’art italien du début du XXème siècle, et en particulier les futuristes, et organise souvent des expositions pointues, mais très intéressantes. Celle qui s’est terminée le 21 décembre présentait le photomontage entre les deux guerres dans trois pays, Italie, Allemagne et Union Soviétique. Tant à cause de ses inventeurs (John Heartfield, Raoul Hausmann, El Lissitzky) que de ses théoriciens (de Walter Benjamin à Georges Didi-Huberman), on associe d’ordinaire le photomontage aux forces de gauche, communistes ou antifascistes de cette époque. Par le contraste, le décalage qu’il introduit dans la vision des images, par le dérangement quil cause, le photomontage crée un impact visuel d’un type nouveau, plus proche du cinéma que de la représentation visuelle classique. Il peut ainsi créer un nouveau langage pour les masses, fort, clair, aisément compréhensible, et donc propice à la propagande.
Certes le montage peut aussi être un outil surréaliste, mettant alors ce décalage au service du rêve et non plus du pouvoir, et l’exposition en présente quelques exemples, comme ces Jeux Olympiques de Vinicio Paladini (1934) où une statue antique curviligne se trouve prise dans un réseau géométrique de lignes droites implacables, ou comme les aéro-photographies de Bruno Munari.
Il est plus surprenant de voir l’utilisation commerciale, publicitaire du photomontage dès ses débuts, par exemple avec Film Liga de Paul Schuitema (1926). Cette publicité est conçue comme un montage surréaliste (on pense bien sûr au Phénomène de l’extase, de Dali), avec cette juxtaposition serrée de personnages, de scènes de films, mais aussi de sacs de jute, d’escaliers en spirale et d’yeux de verre en tas; à droite, de la pure géométrie, et en bas un signe en français sur quatre fanions ‘Rien que les heures’ (film de Cavalcanti de 1926). Il n’y a pas de cohérence significative évidente, mais une volonté de frapper l’esprit, de capter le regard, d’avoir un impact fort. Plus surprenant encore est ce portrait de Mussolini. On sait la fascination qu’exerça le fascisme à ses débuts sur bien des futuristes; dans une vitrine un peu plus loin, se trouve un exemplaire de l’Almanacco Italia Veloce dédicacé par Marinetti en 1932 “A Benito Mussolini, Grande Capo Veloce dell’Italia Veloce”. Ne connaissant pas l’artiste, Xanti Schawinsky, on hésite : est-ce un montage à la gloire du Duce ? Il semble ici porté par les masses populaires qui composent son corps, comme dans un immense meeting politique, alors que son visage est traité de manière pointilliste : glorification du Chef ? Les images se profilant sur la lettre S sont des défilés et des ruines antiques, ancrage historique du fascisme italien. Alors faut-il s’étonner du thème, les élections législatives de 1934, XIIème année du régime, qui sont un véritable plébiscite pour Mussolini avec 99.84% de oui ? L’énormité de ce score devrait-il nous alerter ? Schawinsky, qui était au Bauhaus, fut persécuté par les Nazis, non point pour ses origines juives, mais parce qu’il était un ‘Kultur-Bolshewist’; il quitta l’Allemagne en 1933, mais pour l’Italie, où il resta jusqu’en 1936 avant de rejoindre le Black Mountain College. Alors ? Tout dans l’image exprime son soutien au Duce, de manière forte et convaincante. Le message délivré par le photomontage est plus fort que la possible ambivalence des intentions de l’artiste.Et c’est bien la preuve que le photomontage ne fut pas que militant de gauche, mais
aussi surréaliste, commercial ou fasciste (mais, semble-t-il, très peu nazi). Le photomontage politique n’est pas que simple propagande, il est aussi au service de causes culturelles. Pour la pièce de théâtre Le Marchand de Berlin de Walter Mehring (1928), mise en scène par Piscator, Laszlo Moholy-Nagy compose cette impressionnante affiche où s’empilent bâtiments et véhicules, dans un chaos utopiste. Le cinéma est bien sûr un outil primordial d’éducation des masses, et le photomontage, se positionnant justement dans la dichotomie entre image fixe singulière et image mobile multiple, est un vecteur particulièrement apprécié pour les affiches des films. Voici l’affiche du film La Pipe du Communard, du Soviétique Constantin Mardjanov en 1929, affiche due à Anatoly Belsky. La fumée qui s’élève du fourneau de la pipe, confiée par le communard à son enfant, est un écran sur lequel se déroulent en ondulant les images clés du film. Enfin, l’exposition présente beaucoup d’affiches purement politiques. Celle-ci, réalisée par une des figures les plus marquantes, le letton Gustav Klucis, s’intitule Brigade n°1. Réalisons les Grands Projets du Plan, et date de 1930. Cet enchâssement de mains levées, avec quelques petits visages en rangs obliques, exprime avec force et simplicité la mobilisation des travailleurs. C’est une des compositions les plus sobres et les plus puissantes de toute l’exposition. A contrario, voici une affiche anonyme de 1934, L’Armée rouge est l’école de combat des travailleurs. C’est une composition monumentale avec plus de 40 photos distinctes organisées dans des étoiles gigognes. En regardant de près, les lignes des canons et les regards des hommes relient entre eux les différent plans, mais l’impression générale, toujours puissante, est confuse : on ne retient guère que le cavalier au sabre sur son rond rouge. Nulle ambiguïté dans les photomontages soviétiques, bons et méchants sont clairement identifiés au premier coup d’oeil. On retrouve souvent l’image du bourgeois cosmopolite tirant les ficelles, manipulant le peuple. Voici, plus joliment, Les profiteurs de guerre de Nikolai Sidelnikov (1931) : à côté des bourgeois classiques en tenue de soirée, ce militaire à tête de chat est un oppresseur des soldats en bas de la composition, les menant à la mort, comme le montrent croix et ossuaire en bas à droite.Comme le dit Cesar Domela, la photographie montre un objet, alors que le photomontage présente une idée. C’est cette invention d’un nouveau langage, cette application à la photo et au graphisme du montage, né du cinéma, que cette exposition montre fort bien.
Photos de Schuitema, Moholy-Nagy, anonyme et Sidelnikov prises par l’auteur. Autres photos provenant de divers sites internet.