On sait tous ce que c'est, Noël, l'après-midi tire en longueur, on a réuni toute la famille mais on ne sait plus quoi se dire, on digère difficilement le chapon ou la poularde et l'orgie de chocolats, alors on sort un jeu de société du placard, un de ceux rangés là-haut, tout là-haut, qu'on n'a pas touché depuis des années mais qui a fait les belles heures de notre enfance.
Bon, soyons clairs, ce qu'on adorait surtout, c'était lancer la roue de la fortune (qui remplace les dés dans ce jeu) et brasser des dizaines de billets - et pas des petites coupures, des 50 000, des 100 000 - en prenant toujours soin de cacher une partie de notre fortune à nos adversaires. Je ne sais pas pourquoi, nous jubilions de nous faire pauvre pour révéler au dernier moment qu'on était riche à millions, et sortir de la misère tel un deus ex machina pour remporter la partie sur le fil. Ce n'est pas du tout prévu dans le jeu, mais on trouvait que ça rajoutait du piquant, de cacher son pognon.
J'ai pris 20 ans depuis cette époque, et je suis affligée des valeurs implicitement véhiculées par ce jeu, que je ne
percevais pas à l'époque, évidemment. Le but de la vie selon "Destins"? Amasser un maximum d'argent pour finir sa vie dans une maison de millionaire, les plus désargentés devant se contenter d'une maison de campagne qui fait triste figure en comparaison de la splendide demeure. Celui qui a le plus d'argent gagne la partie, il a réussi sa vie. Classique, c'est aussi le principe du "Monopoly", et de nombre de jeux à dominante capitaliste que nous pratiquions aussi, "La bonne paye", "Hôtels", etc - tous des jeux américains adaptés pour les petits Français.Mais au juste, qu'est-ce qui rapporte de l'argent, dans "Destins"? Faire des études, certes, mais surtout avoir une profession rémunératrice, avocat, journaliste - mieux vaut éviter professeur ou médecin, moins bien rémunéré. Celui qui ne prend pas le chemin des études doit se contenter d'un misérable salaire pendant la moitié de sa vie, puis voit d'un coup son montant multiplié par 2,5 en cours de partie, rêve américain du self made man oblige. Se marier (ah! les cadeaux de mariage), faire des enfants (on touche 20 000 par enfant, une fois à la retraite: les enfants se transforment illico en monnaie sonnante et trébuchante), acheter des actions (on a quelques petites chances de perdre de l'argent à la bourse, mais bien davantage de chances d'en gagner beaucoup), acquérir des marques de standing (yacht, cheval de course, voiture prestigieuse). Militer dans une association? Ecrire? Jardiner? Mais ça ne rapporte rien, ça! Quelles activités de minables! Elles n'existent même pas dans le jeu. C'était bien bon pour nos parents, qui se contentaient de peu, nous ferions tellement mieux!
D'ailleurs, la vie était toute tracée. Le mariage était obligatoire, matérialisé par un "stop" en rouge, tous les joueurs doivent s'y arrêter. Bien entendu, le concubinage, le divorce, l'adultère, ni même le veuvage n'existent dans le jeu. Venait ensuite l'acquisition obligatoire d'une maison - quand nous serons grands, nous serons tous d'heureux propriétaires - puis les enfants, les actions, l'assurance-vie. Nous avions vite compris que pour gagner la partie, il fallait absolument passer par là. Plus on vieillit, plus on gagne gros, plus on s'enrichit. La retraite s'appelle "jour des comptes". Au pire, on termine dans une maison de campagne - point de maison de retraite, ni de maladie d'Alzheimer, dans le jeu (point de maladie tout court, d'ailleurs). Et puis aussi: les pions étaient des voitures, on ne pouvait concevoir de se déplacer autrement qu'en bagnole.
Ce n'est qu'un jeu, et je ne pense pas que nous ayons cru une seule seconde que la vie se déroulait ainsi. Mais on ne passe pas impunément des heures et des heures à jouer à ces jeux dont le but était de faire de nous de bons petits soldats de la consommation, de parfaits petits matérialistes aux doigts crochus. Nos cerveaux malléables ont été pétri de ces valeurs. Pas très étonnant que les enfants de "Destins" et des années 80,
devenus adultes, passent leur dimanche chez Ikea et rêvent de confort et de conformisme. "Réussir" sa vie, voici une expression dont il y aurait tant à dire, et qui a colonisé les esprits de nos contemporains. "Réussir son bébé", clame même le détestable slogan d'une célèbre enseigne d'articles de puériculture.Et pourtant, nous avons tant aimé jouer à "Destins"...