Le début de l'histoire qui suit est un simple exercice d'écriture à partir d'un mot. Pris au hasard.
Cela aurait pu être sapin, par exemple. Boule. Guirlande. Bonnet, aussi.
Le prendre, ce mot, et le suivre à la ligne, comme ça, pour voir où il conduit.
Ce mot, c'est écharpe.
----Dans le tram, il avait entendu des gens évoquer les fêtes toutes proches et il en avait conclu que c'est sur la bouffe que se serreraient les ceintures et que c'est sur les marques que ça allait se jouer. On prendrait des huîtres moindres, du saumon fumé plus incertain, du foi gras pis aller, peut-être ni dinde, ni marrons, de toutes façons avait dit cette femme aux cheveux gras et aux traits tirés, les gamins, aujourd'hui, sortis des pâtes, des chips et des frites, ils attendent leur cadeau et pis c'est tout.
Marco n'haussa pas les épaules. N'en fût ni jaloux ni agacé. La nature l'avait rendu assez impassible, ce qui ne signifiait pas imperméable ni insensible. Il avait d'autres moyens. Machinalement, il se gratta le poignet. Doucement, longtemps. Un tic qu'il avait adopté et dont il comprenait le message. Il regarde de l'autre côté après avoir ôté de la vitre la buée par son souffle déposée.
Il descendit à la dernière station possible. Marcha. Frissonnait. Eût l'impression de savoir où il était et puis non. Toutes les villes se ressemblent un peu, finalement, se dit-il. En décembre, de toutes façons, il ne savait plus rien, comme chaque année. Ses pas le conduisirent vers ce banc. Le bleu le fit s'arrêter. Il se baissa et ramassa l'écharpe. Il la porta instinctivement à son nez, la renifla. Elle sentait bon. Il s'assit, jambes ballantes, anorak comprimant, l'écharpe dans les mains. Il fermait les yeux. Il essayait d'imaginer la vie qui ne nichait dans cette odeur, de deveniner la nuque qui accueillait l'etoffe, et ainsi de suite. C'était l'écharpe d'une femme. Le parfum en témoignait : elle était d'âge mur. La fragrance indiquait qu'elle vivait bien, ce qui dans le langage de Samy signifiait une maison spacieuse, chauffée, avec des lampes partout, de la déco, des livres, de la musique, un frigidiaire plein, peut-être deux frigidaires, des voitures. Ce que d'aucun appelaient la réussite. Ce que Samy voyait comme un monde lointain qui n'était pas le sien. Ses parents adoptifs lui avaient appris à ne pas en prendre ombrage.
Juliette, il décida. Juliette serait le prénom de la femme à l'écharpe bleue.
Je vais la lui rendre, il décida également. Conscient de l'énormité de la tâche. Fasciné par la mission. Juliette, dédclara-t-il solennellement, je vais vous rendre votre écharpe. Elle vous appartient. Malgré le froid, il s'endormit. Se réveilla au petit matin avec le premier tram. Ne cligna pas des paupières. Juliette n'était pas de ces horaires-là. Il décida d'attendre sur le banc, et tant pis si son ventre grouillait, et tant pis si les passants avaient peur de ce grand type maigre, mal rasé, sapé avec des bribes de fringues des autres. Il avait choisi sa méthode. Il ménerait l'enquête depuis ce banc.
Ce sera mon bureau. Il se sentait déjà intégré dans cette cité dont il ne connaissait même pas le nom et où il avait débarqué de train en stop et de péniches en marches. Un bureau, une mission, une utilité sociale. C'était un excellent début. Le plein hiver n'était pas de bonne compagnie, mais il était lucide. On ne trouve pas d'écharpe bleue au mois d'août. On lui jetait des regards furtifs et il avait juste envie de les rassurer, tous, en leur disant, j'attends Juliette. Pour lui rendre son écharpe.
[à suivre]