Par l'une de ces coïncidences que j'affectionne, je répondais un peu vertement à un commentaire avant les fêtes chez le bon Dr Orlof, le soir même ou je découvrais enfin le nouveau film d'Andrzej Wajda, Katyn. Or les aléas de distribution de cette œuvre illustrent parfaitement les raisons de mon mouvement d'humeur. L'intervenant reprochait l'emploi du mot « cinéma » là où il ne voyait que chroniques télévisuelles et de DVD. Passons sur le côté hâtif du jugement. Un film est conçu pour la salle, dit en substance notre homme, on ne peut prétendre l'avoir vu si on le découvre dans son salon. Je me suis sentit indirectement visé, moi « l'accro aux salles obscures », en cure de désintoxication malgré moi. Jusqu'à une époque récente, je partageais ce point de vue. Dans les carnets où je note les films que je vois, je ne porte depuis toujours que ceux vus en salle. Mais ma position a évolué. Avec ma vie personnelle d'une part, avec l'évolution numérique d'autre part. Si la salle reste le moyen privilégié de la découverte des films, je me suis rendu compte, surtout depuis que le DVD me permet de redécouvrir les films de mon enfance, combien la télévision a eu de l'importance dans ma formation de cinéphile. Importance des films vus en famille et à veiller tard le soir en attendant les ciné-clubs de FR3 et Antenne 2. Je me rends compte aussi que l'accès aux films est très inégalitaire. J'ai eu la chance de vivre dans une ville possédant une cinémathèque et une salle art et essai dynamique. J'ai eu aussi la chance de faire de nombreux festivals. Je pense être un privilégié. Je vois aussi que nombre de films que je découvre aujourd'hui dans mon bureau n'y sont jamais passé. Et que si je devais attendre pour y voir The long voyage home de Ford ou Il pistolero dell'Ave Maria de Baldi, je pourrais tout aussi bien mourir sans les avoir vus.
Parlons un peu qualité. Cet été je suis allé voir Darknight, le dernier Batman. Pour avoir la VO, je l'ai vu dans une petite salle à l'écran mal adapté. L'image était rognée sur les côtés et en haut. Pendant une demi heure, il y a eu une rayure verte au beau milieu. Je suis certain que l'édition DVD sera meilleure. En octobre, j'ai diffusé, pour les Rencontres, le film de Paul Vecchiali, En haut des marches. La copie était très moyenne, le son de la salle que nous avons louée épouvantable. Alors ? Alors, c'est comme en amour, quand ça se passe bien, c'est mieux que tout, mais c'est compliqué.
Ce qui nous amène à Katyn dernier film en date d'Andrzej Wajda, estimable cinéaste polonais de 82 ans. C'est un autre problème. En salle, comme à la télévision que j'ai connue, on est très dépendant du choix des autres. Programmateurs, diffuseurs, distributeurs. La VHS, puis le DVD et Internet cassent largement cette logique. Le film devient comme le livre de poche et un maximum d'œuvres sont désormais à notre disposition. Ce n'est peut être pas du relié plein cuir, mais il y a le texte.
La non-sortie de Katyn est un scandale. C'est un beau film, un film ample sur lequel passe le souffle de l'Histoire. C'est un film de deuil et de mémoire, un film sensible et glaçant, un film qui parle d'Europe, un fichu sacré bon sang de bon film qui vaut mieux que 95% des bouses généreusement étalées sur les écrans des salles, ces fichues salles dans lesquelles il faut absolument découvrir les films. Je ne donnerais pas de nom, je suis plus calme que la semaine dernière. Alors quoi avec Katyn ? Le film est sortit un peu partout en Europe, il était au festival de Berlin. Il paraît que ça marche, alors quoi? Wajda boude la France ? Le film est trop polonais ? Pas assez gai ? Chatiliez a pris tous les écrans ? Toujours est-il qu'en France, il n'est sortit que dans quelques festivals (dont celui de Pessac ou l'a vu Ed de Nightswimming) et puis on le trouve sur Dailymotion (!). Moi, je l'ai vu grâce à un ami sur un DVD aux sous-titres anglais. Ce n'était pas de la tarte quand ils se superposaient aux sous-titres polonais sur les dialogues en russe ou en allemand. Mais ça valait le coup.
Katyn c'est le nom d'une forêt près de la ville de Smolensk où furent exécutés d'avril à mai 1940, d'une balle dans la tête, 4404 prisonniers polonais, officiers, médecins, avocats, l'élite civile de la société polonaise d'avant guerre. Œuvre du NKVD, ancêtre du KGB, le massacre fut ordonné par Staline et Béria, et Katyn est devenu par extension le symbole d'une « purge » qui fit plus 20000 victimes. Lorsque en 1941 les nazis envahissent l'URSS ils découvrent les fosses et accusent les soviétiques. Compte tenu des circonstances, on ne les croit pas trop. Quand les soviétiques reconduisent les nazis chez eux, ils « re-découvrent » les fosses et accusent les nazis. Compte tenu des circonstances, on les croit un peu. Puis les circonstances changent et on les croit de moins en moins. Aujourd'hui encore, on bataille sur les archives. Mais derrière les archives, il y a des vies et un pays. Parmi les officiers assassinés se trouvait le père d'Andrzej Wajda. Katyn apparaît comme un aboutissement pour celui qui, à 82 ans, a construit son œuvre sur l'exploration de l'histoire et de l'âme polonaise, de Kanal (1957) à Pan Tadeusz (1999) en passant par Cendres et diamants (Popiół i diament - 1958) et L'homme de marbre (Człowiek z marmuru – 1977). Ce projet qu'il a sans doute longuement mûrit, me semble assez proche de The Schindler list (La liste de Schindler – 1994) de Steven Spielberg. On y trouve la même volonté d'honorer ses origines et d'entretenir la mémoire collective, de proposer une œuvre à un public large sans transiger sur ses exigences artistiques, de se confronter à la représentation de moments particulièrement tragiques. C'est un film très maîtrisé sur la forme, bénéficiant outre d'une interprétation impeccable, de la photographie de Pawel Edelman, chef-opérateur de Roman Polanski sur ses derniers films et de la musique du compositeur et chef d'orchestre polonais Krzysztof Penderecki.
La première scène de Katyn est d'une belle symbolique. Sur un pont étroit, deux groupes de réfugiés se croisent. Les premiers fuient l'avance des nazis, les seconds celle des soviétiques. Pris entre la peste et le choléra, les polonais se demandent quel est le bon choix. Disons le moins pire. Le film montre qu'il n'y en a pas et Wajda adjoint à son thème central un épisode retraçant la déportation par les allemands de l'élite universitaire en camp de concentration. Les tyrannies sont renvoyées dos à dos, les méthodes restant les mêmes. Premier partit-pris fort du réalisateur, il choisi de raconter son histoire du point de vue des femmes : épouses, sœurs, mères et filles. Les passages mettant en scène les officiers sont toujours reliés aux récits fait par les lettres qu'ils arrivent à faire passer puis par le carnet que tient consciencieusement Andrzej (joué par Artur Zmijewski) et qui parviendra jusqu'à son épouse Anna (très émouvante Maja Ostaszewsk) en introduisant l'épisode final. Le film devient ainsi un film sur le deuil, multipliant les figures de l'absence, un deuil entravé d'abord par l'ignorance dans laquelle ces femmes sont laissées sur le sort de leur époux puis par les mensonges d'état qui nourrissent chez certaines un espoir insensé. Un deuil ensuite nié par le couvercle de silence imposé après la guerre par l'occupation soviétique et qui ne laisse même pas le recours à la religion. Un deuil qui finalement ne pourra se faire qu'avec la lente progression de la vérité. Une vérité qui fini malgré tout par se frayer un chemin et trouver son aboutissement lors de la scène finale.
Les figures de l'absence donnent forme à de très belles idées de cinéma comme ce champ/contre-champ qui fait se croiser les regards du général dans un camp et de sa femme Roza (Danuta Stenka), seule chez elle pour le réveillon de Noël, abolissant le temps et l'espace. Le discours sur le deuil, la vérité et le mensonge donnent de leur côté les trois points culminants du film. Pour les deux premiers, Wajda convoque les images d'archives tournées en 1941 par les nazis puis en 1944 par les soviétiques. Dans les deux cas on expose les fosses et les cadavres, les cranes brisés et les reliques pour mieux mentir ou manipuler les polonais meurtris. Les deux films de propagande se ressemblent étrangement. Le premier est introduit lorsque la gestapo essaye de faire enregistrer une déclaration radiophonique à la femme du général. Elle se trouve ainsi sommée de trahir son pays pour prix de la vérité. La révélation de la mort de son mari est utilisée pour faire pression sur elle et la met dans une situation morale impossible. Dans la seconde, le film de propagande soviétique est diffusé en public et cette même femme tentera de faire entendre sa voix pour dénoncer le mensonge, au risque de sa propre vie. Elle incarne alors l'esprit désespéré de résistance de la Pologne, comme le faisait le groupe perdu dans les égouts de Kanal. A ces deux mensonges, Wajda réplique par ce que l'on peut appeler, n'étant pas historien, la « vérité polonaise ». La vérité des victimes. Quand le carnet d'Andrzej parvient à sa femme, nous apprenons avec elle le destin de ces hommes. Andrzej écrit jusqu'aux derniers moments : les voyages, les wagons, les transports, le dernier parcours vers la forêt. Puis Wajda a cette idée terrible des derniers mots, de la page blanche suivie de toutes ces pages blanches qui se mettent en mouvement et introduisent l'inexprimé. Le cinéaste filme alors, avec tout ce que l'on peut imaginer de sentiments terribles, le mécanisme du massacre. Une dizaine de minutes sans dialogues, précises, rageuses et cliniques. Les fosses, les balles dans la nuque, le sang, la peur, la mort. La machine des bourreaux sans visages, de leurs gestes répétés jusqu'à l'écœurement. La machine de mort de la tyrannie qui rappelle toutes les machines similaires. Aux bulldozers qui recouvrent les cadavres espérant dissimuler l'ignominie, Wajda oppose ses images et fait son deuil. Il nous laisse aussi avec une interrogation sur la vérité qu'expriment ses images de fiction quand les images d'archive n'étaient que propagande. Comme le faisait remarquer Ed, il est bien possible que ces images, si jamais elles sont enfin montrées en France, réveillent les débats ouverts en leur temps par celles de Pontecorvo ou de Spielberg. J'aimerais assez mais pour cela, il faudrait que quelqu'un se décide de sortir Katyn en salle.
Sur le site Swietapolska (en français)
Le film sur le site de Wajda (en anglais)
Photographies : TVP SA site Filmfest DC