Second épisode, après Edgar Allan Poe, des avatars du genius loci dans les chats noirs de la littérature.
Je viens de terminer le Capitaine Fracasse de Gautier. Et je tombe donc sur l'épisode final durant lequel le héros, Sigognac (de son nom de scène le Capitaine Fracasse), enterre son chat noir, prénommé Béelzébuth, qui est mort d'une indigestion après le festin qui clôt les aventures de Sigognac. Celui-ci a tout pour être heureux: il est de retour dans son foyer, le château de ses ancêtres, avec son aimée, Isabelle, avec laquelle il vient de se marier après avoir vécu bien des aventures et traversé bien des épreuves. La mort de l'un de ses animaux domestiques préférés (il y a aussi son chien Miraut et son cheval Bayart, qui finissent le roman en parfaite santé) semble donc une ombre inexplicable au tableau complètement idyllique de cette scène finale de roman, d'autant plus étrange que le chat meurt d'une mort peu noble: d'avoir trop mangé.
Mais l'enterrement du chat, sous l'églantier du jardin qui a vu les premières preuves d'amour entre Isabelle et Sigognac, permet au héros de trouver un coffre rempli de trésors, vestige oublié de la richesse passée de l'un de ses ancêtres. Le chat se fait donc involontairement le médiateur de la découverte d'une richesse supplémentaire. Ne serait-ce donc que parce qu'il agit en quelque sorte magiquement, par l'intermédiaire de son propre sacrifice, pour accroître la richesse de son maître et rénover la richesse de la famille, ce chat mérite de revêtir la fonction de genius loci attaché à un lieu, le château, et à une lignée prestigieuse, les Sigognac. Mais Gautier enfonce le clou avec ce bel excipit, où Sigognac s'adresse à son épouse Isabelle:
« Décidément, dit le baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s'en va quand arrive l'ange. Il n'avait plus rien à faire, puisque vous m'apportez le bonheur. »
Photographie de Tim Ershot d'un mur parisien.
La fonction de génie tutélaire attaché à une famille et un lieu était en quelque sorte annoncée, comme dans la nouvelle de Poe, par son nom mythologico-religieux, Béelzébuth, divinité infernale... Surtout, on constate qu'a lieu une passation de pouvoir entre le génie domestique associé aux forces chtoniennes, le chat Béelzébuth, et « l'ange » Isabelle, associé au contraire à une symbolique du bien, de la lumière, de la vertu, etc. Non que ce chat soit particulièrement vicieux, mais il est associé à une période de la vie de Sigognac que celui-ci voudrait bien enterrer: celle où il se morfondait, triste et sans le sou, dans son château en ruines. L'arrivée d'Isabelle signifie donc l'arrivée d'une nouvelle période dans sa vie: celle d'une vie rénovée, placée sous le signe du bonheur et de l'abondance, dans un château entièrement restauré.
Cette nouvelle vie, sous forme de happy end, commence à la fin du roman de Gautier, et celui-ci ne s'y attarde donc pas outre mesure. Mais il est amusant de constater que l'écrivain, pour symboliser ce passage d'une condition à une autre, a élaboré une scène, à la signification quasi religieuse, d'enterrement d'un génie tutélaire, qui symboliquement laisse place à une nouvelle âme du château ancestral en charge de le rénover: Isabelle. Ceci constituant une nouvelle preuve de la prégnance des motifs mythiques dans la littérature, notamment durant la période romantique, sous des formes qui pourraient passer, au premier abord, pour anecdotiques.