Ce livre va vous sauver la vie : le titre de ce roman interpelle, de même que la très belle couverture choisie par Actes Sud, qui n'est autre qu'un tableau de Tom McKinley. On entre donc dans ce livre avec une certaine curiosité et, d'emblée, l'atmosphère des premières pages incite à poursuivre.
Richard, financier rivé aux cours de la bourse et de sa fortune personnelle, propriétaire d'une luxueuse villa sur les hauteurs de Los Angeles, aurait pu continuer à mener sa vie sans jamais se remettre en question. Pourtant, ce matin-là va tout changer : "Il est à la vitre ; d'habitude il n'est pas là, pas à cette heure. (…) D'habitude ci, d'habitude ça. Aujourd'hui les choses ne sont plus les mêmes, elles sont exactement les mêmes sauf qu'elles ne seront jamais plus les mêmes."
Que se passe-t-il donc ? "Il y a une dépression dans le sol, une légère mais vaste empreinte circulaire qu'il ne se rappelle pas avoir remarquée la veille." En français, le terme "dépression" revêt de multiples sens : c'est donc le trou, l'enfoncement au sens géographique du terme, c'est aussi la baisse de la pression atmosphérique au sens météorologique du terme, c'est également le ralentissement de l'activité au sens économique du terme, c'est enfin, et bien entendu, l'abattement et le dégoût de la vie au sens psychiatrique du terme.
On l'aura compris, ce terme polysémique de "dépression" est l'une des clés du roman. Celui-ci, publié en 2006, anticipe finalement assez bien la crise financière que nous vivons depuis quelques semaines. Richard représente l'échec d'une vie basée uniquement sur le matérialisme et la recherche de la réussite professionnelle et de l'argent facile. Séparé de sa femme, n'ayant quasiment plus aucun contact avec son fils Ben devenu ado, ni généralement plus aucun contact avec qui que ce soit, Richard ressent soudain une espèce de douleur aiguë mais impossible à analyser, dont on ne sait pas si elle existe réellement au sens physique, ou si elle n'est rien d'autre qu'une manifestation de sa psyché.
Ce trou bien réel qui s'élargit à quelques mètres de sa maison, ce trou métaphorique qui s'élargit dans sa tête, vont au bout du compte le sortir de sa torpeur et de sa routine : grâce à eux l'histoire (re)commence, Richard va renouer contact avec le monde mais aussi avec sa famille et surtout son fils.
L'intrigue en elle-même, les réflexions sociologiques, éthiques et morales qu'elle véhicule, n'ont en soi rien d'extraordinaire. Elles seraient même plutôt banales et convenues. Pourquoi Ce livre va vous sauver la vie est-il alors l'un des très bons romans de cette année ? Tout simplement parce que l'auteur (une femme, A.M. Homes) traite avec un ton très particulier un sujet qui aurait facilement pu sombrer dans le cliché ou l'académisme.
Le style est en effet un mélange de détachement et d'absurde. Pour le détachement, on pense forcément à Bret Easton Ellis : le lieu (L.A.), le principal protagoniste (un homme blanc aisé), autant de points communs avec l'univers de Moins que zéro ou Zombies, ressemblances accentuées par l'impossibilité de Richard à regarder en face ses échecs et sa tendance à cultiver une certaine superficialité.
En revanche, pour le goût de l'absurde, A.M. Homes s'éloigne davantage d'Ellis. Ce sont ainsi des scènes de la vie quotidienne qui, par des dialogues ou des situations glissant lentement mais sûrement vers le cocasse et l'improbable, finissent par créer un climat singulier où ironie et dérision s'installent.
L'un des points culminants de ce clash entre réalisme, voire banalité, et absurde se trouve dans le dernier quart du roman, lorsque Richard amène son fils Ben à Disneyland. Le père et le fils ont une discussion extrêmement sérieuse sur leur relation (le fils reprochant au père de ne pas l'avoir suffisamment aimé et de l'avoir délaissé), tout cela en déambulant d'une attraction à l'autre (Space Mountain en tête) et en croisant Mickey et Dingo.
A.M. Homes se révèle ainsi très douée pour l'écriture de dialogues savoureux et, plus largement, manifeste une habileté rare à poser des décors et laisser se dérouler des scènes où burlesque et sérieux se côtoient en un équilibre précaire mais sans cesse préservé.
Ce talent de situation parvient à enrichir le fond du roman, réflexion sur la condition occidentale en ce début de 21e siècle où l'individualisme contemporain (menant souvent à la dépression) fait écho au capitalisme débridé (menant lui aussi à la dépression).
Cet écho entre dépression psychique et dépression économique avait d'ailleurs déjà été pointé par F.S. Fitzgerald dans son très beau texte La fêlure. Etait-ce un hasard ? c'est la crise de 29 qui avait inspiré au chantre de la "génération perdue" cet essai…