L’exposition titrée ‘Dispersion‘ à l’ICA à Londres (jusqu’au 1er février) exige dés le début courage, audace et engagement de la part du spectateur. La première salle, consacrée à Maria Eichhorn, comprend un projecteur de cinéma 16mm en pleine lumière et, au mur, une liste de quinze films. Mais le projecteur est éteint et non chargé : il faut donc solliciter le gardien assis dans la salle et lui demander un des films, dont il va soigneusement charger la bobine dans le projecteur qu’il allumera ensuite. Chaque film dure trois minutes. Du courage ? de l’audace ? L’oeuvre de Maria Eichhorn se nomme le Lexique filmé des pratiques sexuelles, et les films ont pour titre ‘Fellation’, ‘Masturbation’, ‘Cunnilingus’, etc.., termes dont le sens est expliqué dans le texte stencilé au mur. Pour compliquer le tout, certains des films listés ne sont pas disponibles (’ah, désolé, nous n’avons pas ‘Coït’, mais je peux vous proposer ‘Sexe anal’ à la place’); cette discordance (ou cette censure ?) est un facteur supplémentaire de gêne. Ce lexique est froid, analytique, descriptif, mécanique : tout est filmé en gros plan clinique, très serré, au point que, regardant ‘French kiss’, je n’étais pas sûr du genre d’un des protagonistes (en fait, ce sont deux femmes, ai-je ensuite appris; dans ‘Love bite’ ci-dessous, aussi). C’est une approche conceptuelle plus que pornographique. Je ne suis pas certain qu’on apprenne grand chose dans ce manuel (’le sexe pour les nuls’ ? ) pragmatique et méticuleux. Mais,je dois avouer que, mon audace étant limitée, et mon temps aussi, je me suis contenté de 4 des 10 films disponibles ce jour là, en ne choisissant pas les plus ‘hard’; qui sait ce que j’aurais découvert en regardant ‘Ass licking’, par exemple ? Les deux films les plus demandés, et d’ailleurs, sans le savoir, ceux par lesquels j’ai commencé, sont ‘Mouth’ (the lips) et ‘Eyes’ (the look) ; ce sont deux petites séquences surréalistes. Les lèvres, très rouges, bougent à peine, l’oeil, bleu-vert, cligne à peine. ‘Cunnilingus’, mon autre choix, était triste à en mourir, action de pompage mécanique où la seule trace d’humanité était un mince filet de salive échappant à la norme clinique performatrice. Plus que du sujet lui-même, l’intérêt de cette installation me semble donc surtout venir du dispositif, de l’interaction du spectateur, de la nécessité de son engagement, de son franchissement des normes (de haut en bas ’Breast licking’, ‘Eye’, ‘Love bite’ et ‘Mouth’).
L’autre pièce particulièrement intéressante dans cette exposition induit une autre forme d’interrogation de l’image, avec l’artiste allemande d’origine japonaise Hito Steyerl partant à la recherche d’une photo d’elle-même prise vingt ans plus tôt quand elle était étudiante à Tokyo. Elle avait alors posé pour une séance de kinbaku, le bondage japonais. Revenant au Japon, elle filme sa quête de sa propre photo, avec l’aide d’une interprète, elle-même adepte du bondage ‘auto-suspendu’, tout en étant de surcroît suivie par une équipe de télévision allemande. Elle visite des archives, rencontre des photographes et des ‘ropemasters’, et se retrouve enfin, sa photo étant labellisée ‘Lovely Andrea’ dans un vieux magazine (Andrea, car c’était le prénom de l’amie de Hito Steyerl, militante pro-kurde assassinée). Les experts reconnaissent aussitôt la patte du maître Tanaka Kinichi : Hito Steyerl le retrouve, vingt ans après, et l’interviewe autour d’une tasse de thé. On a là une recherche de l’image, de sa propre image identitaire, mais aussi, via le film documentaire et l’équipe de télévision, d’une image originelle, primale, délinquante. Le film est entrecoupé de séquences de Superman et de vues de Guantanamo et d’Abu Ghraib, univers où les corps sont aussi pris dans des liens. Le bondage, répulsif pour la plupart d’entre nous, transgressif, est associé ici à l’idée de flotter, d’être libre, délivrée de la pesanteur, mais aussi à la honte, à l’exploitation (le script du film est ici; un petit extrait, juste avant la découverte de la photo, est ici).
Alors que la série de Maria Eichhorn interrogeait la plénitude du corps, décomposé en organes et en fonctions, le film d’Hito Steyerl tente de recomposer ce même corps à travers le temps, réunifiant le corps présent de la quadragénaire aux commandes derrière la caméra et le corps retrouvé de la jeune fille ligotée qu’elle fut alors. Cette tentative de recomposition, cette lutte contre l’éclatement, la dispersion font l’intérêt de ce film, tout autant que le discours politique et féministe sur bondage, pouvoir sexuel et exploitation. Parmi les six artistes de l’exposition, ce sont là les deux les plus intéressantes, à côté de la galerie historique de portraits de lesbiennes et de gays d’Henrik Olsen (Caillebotte était donc homosexuel ? Bazille aussi ?), de la superposition d’images de Seth Price, des photos recyclées d’Anne Collier et de la vidéosurveillance des traces de peinture laissées sur le sol du studio d’Hilary Lloyd par un peintre, précédent occupant, traces de mémoire dans lesquelles on est complètement immergé grâce à deux écrans muraux géants.