Sur les traces de Charles Dickens et d'Oscar Wilde, deux hommes se perdent dans l'East End, ils cherchent une fumerie d'opium dans les brumes de Londres. Ils ne retrouvent ni les descriptions, ni les ambiances lus dans le Mystère d'Edwin Drood ou le Portrait de Dorian Gray. A s'enfoncer pourtant dans les ruelles, ils découvriront une étrange boutique chinoise où il pourront assouvir leur besoin d'évasion.
L'auteur, Xavier-Marcel Boulestin, son anglomanie, sa collaboration avec Willy, son amitié pour Colette, ne sont pas inconnus aux lecteurs de Livrenblog (1). Son ami, Frank, à moitié Américain, attendu pour une conférence à Cambridge, qui « n'en est pas à un mensonge près », pourrait bien être le fameux Frank Harris, l'auteur de Ma Vie et mes amours, un volume de souvenirs trop sulfureux pour les pays anglo-saxons, et qui furent tout d'abord publiés hors commerce en anglais en France. Frank Harris fut l'un des rares écrivains du Royaume-Unis à prendre la défense de son ami Oscar Wilde. Ecrivain et journaliste il fut aussi cow-boy dans le Far-West (cette partie de sa vie fit l'objet d'un film), Harris connut bien des personnages importants, mais ce sont les femmes qui l'ont sans doute le plus intéressé.FUMERIE D'OPIUM [I]
La brume semble rester plus longtemps et peser plus lourdement sur ce coin de la ville. Est-ce encore Londres, cette West India Docks Road aux boutiques sales, aux maisons basses, aux ruelles sinistres ? Au bout de la rue s'ouvrent les grilles des Docks, gardées par deux policemen. Plus loin clapotent les flots jaunes de la Tamise et somnole, plus sombre et moirée, l'eau des innombrables bassins. Des ponts de bois les traversent, au-dessus d 'écluses endormies ; des bateaux y sont emprisonnés. Des bâtiments mystérieux semblent les surveiller, plantés au bord des quais, près de hautes grues se profilant sur le ciel. On voit des montagnes de tonneaux et de ballots, et des hommes affairés qui courent comme des fourmis sur le pont des navires ; des chaînes grincent sur les poulies ; et au crépuscule, des lumières sans éclat s'allument confusément, à peine reflétées par l'eau terne et sale. Alors, tandis que les ouvriers, portant dans un mouchoir noué aux quatre coins, les restes de leur déjeuner, rentrent chez eux, les marins se dirigent vers les public-houses et un noir silence règne sur les docks...
Mais dans le West India Docks Road c'est maintenant un grouillement effroyable : les bars resplendissent de lueurs crues, leurs portes vitrées battent continuellement ; une odeur de tabac et d'alcool se mêle à l'âcreté de brouillard ; des disputes éclatent, se calment et renaissent sans troubler la conversation de trois policemen calmes et énormes qui surveillent sans en avoir l'air, flous dans la brume.
Cependant nous avons quitté West India Docks Road ; nous suivons un dédale de petites rues étroites, bordées de maisons basses ; un ciel gris, naturellement sur tout cela. Nous quittons une ruelle, nous en enfilons une autre, nous attendant toujours à trouver dans la prochaine l'entrée du quartier chinois désiré. Nous tournons une fois encore, passant devant des maisons, des maisons toutes pareilles et qui semblent inhabitées ; nous suivons un mur lépreux et, tout à coup, inattendue, terrifiante, d'aspect à peine liquide, c'est l'eau jaunâtre d'un des bassins des Docks. Je me décide à demander la route à suivre à un policeman égaré. Du coup Frank se fâche :
Vous êtes un guide absurde, mon cher ! (Oh ! Pourquoi, pourquoi ais-je-dit que je connaissais si bien le East End ?) Il me faut hausser les épaules, très digne.
Absurde ! reprend Frank. Je rentrerai à des heures impossible et il faut que je sois à Cambridge demain matin pour une conférence... Dieux ! Ces ruelles qui n'en finissent pas ! Et même pas typiquement pittoresques. Quelle désillusion ! Je m'imaginais tout cela bien autrement, comme dans un roman de Dickens des bouges, des assassins, des enfants misérables et larmoyants... Vous souvenez-vous, dans Edwin Drood, quand Jasper va fumer de l'opium, l'allure de la vieille qui fait les pipes ? Et ses descriptions de marins débraillés... Est-il possible que tout ce décor romantique ait disparu ? Je commence à me défier de l'imagination des romanciers. Quoi ! Je ne vois même pas les maisons louches et les portes basses décrites dans Dorian Gray... Mais nous n'y arriverons jamais !
Soyez patient, Frank. Je sais maintenant que c'est dans Limehouse Street, pas loin d'ici... Calmez-vous ou je vous plaque !
Puis je crois devoir ajouter, d'une voix assurée :
Moi, d'ailleurs, je ne vais pas fumer.
Nous marchons quelques temps en silence, puis ayant retraversé India Docks Road, arrivons par hasard à Limehouse Street. L'instant est intimidant et la ruelle plus étroite que toutes les autres, longue de deux cent mètres à peu près. Nous nous y aventurons lentement, étonné de son caractère spécial. Il t a des petits magasins au rez-de-chaussée des petites maisons, des enseignes couvertes de grosses lettres chinoises qui se balancent au vent et la ruelle se termine par l'arche d'un viaduc sillonnés de fréquents trains. Des groupes de Chinois ornent le seuil de chaque boutique ; ils causent, fument, vêtus de vestons européens, de pantalons mi-orientaux, et de casquettes trop grandes. Ils nous dévisagent sans curiosité, mais avec défiance.
J'aime mieux être ici le jour que le soir ! déclare Frank avec un frisson. Comment faire pour trouver une fumerie ? A qui demander ? Ils semblent tous si peu amicaux...
Tout ce que nous pouvons faire, c'est de revenir sur nos pas après avoir été nous intéresser au viaduc. Il faut repasser devant les Chinois installés des deux côtés de la ruelle. L'un d'eux fait cirer ses souliers par un gamin et d'autres regardent cette opération, inlassablement.
Vrai, on à l'air d'idiots ! Murmure Frank. Entrons n'importe où. Je vais allumer une cigarette ; ça nous donnera un instant pour faire notre choix.
Il s'arrête. Voici une espèce de pharmacien, une manière de restaurateur, une sorte d'épicier, et une boutique dont la vitrine s'orne d'objets qui ne laissent pas deviner leur destination. Nous regardons un instant l'étalage et nous nous décidons à entrer. Trois Chinois s'occupent à l'intérieur : l'un se tient derrière un comptoir, les deux autres pétrissent une pâte blanche qui fait paraître leur peau plus jaune encore. Comme personne ne nous accueille d'aucune salutation, nous restons indécis, embarrassés.
Qu'est-ce que nous achèterons ? Demande Frank, tout son aplomb revenu ; et il se met à tourniller dans la boutique, en quête de curiosités. Voici des objets mystérieux, des boîtes étranges, des confitures exotiques, des pots de gingembre, des poissons salés, des sandales, des flacons de médecine, mais pas trace d'opium. D'ailleurs, comment faire ? Aucun de ces Orientaux ne parle un anglais intelligible. Bah ! Du thé, ça servira toujours.
Et comme le Chinois comprend que nous voulons en boire sur place, on nous fait signe de venir jusqu'à une petite chambre particulière. Alors Frank va d'enchantements en enchantements.
Nous traversons une arrière-boutique où quatre autres Célestes jouent le Fan-Tan, perchés sur de hautes chaises, au-dessus d'une table marquée de signes mystérieux. Nous montons un escalier étroit. On nous installe dans une petite salle garnie de tables e de chaises. On nous verse du thé en feuilles et de l'eau chaude à même les tasses à couvercles ; nous le buvons à la chinoise, dans des sébiles d'ailleurs fort jolies, et nous mangeons des gâteaux extraordinaires d'aspect et de goût. Mais quant à faire parler le jeune Chinois qui nous sert, il n'y faut pas songer. Il disparaît.
Un autre Chinois apparaît, coiffé d'un chapeau melon et fumant une pipe, très européanisé celui-là. Ils nous souhaite un cordial bonjour et la conversation s'engage. On parle thé d'abord, puis Londres, l'homme connaît très bien le West End ; il a l'intention d'y fonder une blanchisserie. Il se présente lui-même, très gentleman ; son nom est Chow-Wing.
Moi, j'adore le East-End ! Annonce Frank. D'ailleurs c'est le seul endroit où l'on puisse fumer l'opium... voyons, vous qui habitez ici, où peut-ont aller fumer l'opium... Voyons, vous qui habitez ici, où peut-on aller fumer quelques pipes ?
Mais Chow-Wing ne sait rien, ne veut rien savoir : « opium mauvais, défendu », voilà tout ce qu'on peut en tirer.
Il y a un silence que brise nerveusement Frank.
Quelle ville assommante ce Londres ! A New-York, on trouve tout ce qu'on veut.
Chow-Wing semble se réveiller.
Etes-vous Américain ?
A moitié ; j'ai beaucoup fumé à New-York, et maintenant ici, c'est le diable pour s'en passer.
Il n'en est pas à un mensonge près. Chow-Wing se rassure et devient plus amical.
Vous savez, explique-t-il, c'est qu'il faut faire attention. Les loi chinoises et anglaises sont tout à fait contre les fumeurs d'opium maintenant... Et ça fait que la drogue est hors de prix.
Enfin on peut en trouver, j'imagine ? Est-ce-que beaucoup de gens du West End viennent fumer ici ?
Non, des Américains quelquefois... Faut se défier des autres... on ne sait jamais.
Bah ! On voit bien à qui on a affaire. Enfin, connaissez-vous un endroit où nous pourrions fumer ?
Non, Chow-Wing n'en connaît pas. Après bien des circonvolutions et des précautions oratoires, il insinue qu'ici même, peut-être, le patron leur prêterait tout ce qu'il faut. Il va le lui demander. Frank ne tient plus en place. Enfin, voilà un vice qui n'est ni à la portée de tout le monde ni aisé à satisfaire. Moi, je blâme cet état d'esprit naturellement et je crains les suites de cette aventure. Je fumerais tout juste une pipe et voilà tout... parce que, n'est-ce-pas, avec l'odeur de l'opium qui grésille, ce serait bien difficile de ne pas en goûter un peu... Mais ne croyez pas au moins, qu'à cette idée, j'en aie des picotements dans le nez... Nous ne sommes que des fumeurs d'occasion, tandis qu'il y a gens...
Chow-Wing revient, l'air triomphant. On passe dans une autre pièce où tout est préparé. Voici le lit bas et dur et la fumerie tout étalée sur un plateau de laque. Chow-Wing commence de faire brûler la drogue, au bout de la longue aiguille. Ça s'enfle, ça grésille, ça répand une odeur douce et amère, insinuante. Frank se couche, met ses lèvres au tuyau de bambou et aspire les bouffées d'une courte pipe... Moi je trouve que la seconde boulette n'en finit pas de cuire... Enfin...
Tout à coup, au dehors, des cris éclatent qui ne nous dérangent guère. Chow-Wing se précipite à la fenêtre. Dans Limehouse Street, étroite et qu'assombrit le crépuscule, des groupes de Chinois, paraît-il, se bousculent. D'autres sortent des maisons, frêles, sinueux, pour voir un homme qui court, l'oeil demi-crevé, hurlant, un filet de sang lui coulant sur la joue... - « Quelque rixe », explique Chow-Wing dédaigneux. Que nous importe ? Cependant, au-dessous de nous, quelqu'un commence à jouer sur un violon chinois à deux cordes, un air lent, nostalgique et monotone. On entend aussi, étouffées, filtrées par le plafond, les exclamations des joueurs de Fan-Tan.
Quelle couleur locale ! Murmure Frank extasié. Est-ce assez pittoresque !
Vous souvenez-vous, dans ce livre sur l'opium, quand Claude Farrère décrit...
Mais c'est trop long d'expliquer. Nous devenons vagues. Nous ne nous préoccupons pas non plus de savoir quand et comment nous rentrerons.
Chow-Wing continue de cuire des boulettes d'opium et de les fixer sur le fourneau de la pipe. Nous les fumons écoutant à peine sa voix indistincte et ses projets d'ouvrir un établissement dans un quartier chic de Londres. Nous ne nous intéressons qu'à l'odorante et engourdissante fumée.
Je sais bien ce que Frank ressent. Mais je n'ai bientôt plus assez d'énergie pour partager ses sensations. Il n'y a plus que moi sur terre. Entre Frank étendu à mon côté et mon corps inerte il y a des distances infinies, un abîme de bonheur et d'égoïsme. Rien ne saurait même me faire tourner la tête vers lui. Mes jambes deviennent insensibles et lourdes ; il me semble que je les oublie. Je sens la fumée qui me pénètre, anéantissant mon corps ; des milliers de pensées se succèdent vertigineusement dans mon esprit lucide ; j'ai des idées admirables que ma bouche ne veut plus prendre la peine de formuler : bientôt, je n'ai plus que la force de faire un seul geste, toujours le même : prendre la pipe et fumer. O la joie de me sentir parfaitement immobile ! Il ne me paraît pas étonnant d'être étendu là sur ce lit d'occasion, dans un quartier perdu de Londres. Pourquoi m'étonner ? Pourquoi bouger ? L'opium me tient enchaîné par ses liens subtils et puissants [II], prisonnier heureux à perte de vue...
Je ris silencieusement, dédaigneusement, à l'idée que dans la rue lugubre, dans l'obscurité trouble, de rares passants se meuvent, ombres dans l'ombre, tandis que moi-même !... Je dirai cela à Frank demain matin... Encore une pipe, si j'ai assez de souffle pour aspirer la fumée... la fumé-é-e...
[I] Extrait de X.-Marcel Boulestin : Tableaux de Londres. Dorbon-Ainé, Les Bibliophiles fantaisistes, 1912, in-4, 112 pp. Tirage limité à 500 exemplaires numérotés. - Collection d'instantanés parus dans le Mercure de France, le Gil Blas, Comoedia, Akademos. Sommaire : Coins de Londres - Embellissements, Fêtes champêtres, Soirs..., Fumeries d'opium, Invasion américaine, Londres d'Automne, Mélodrame à Bishopsgate. Le "Yiddish" theatre, Aspects de Cambridge, Un coin de Londres à Paris. Manies anglaises - Jeunes acteurs, Matinées de gala, Danseuses, Année historique, Censeurs.
[II] Thomas de Quincey, Confessions of an English Opium-Eater (O just, subtle and mighty opium !... / O juste, opium subtil et puissant !... )
(1) Xavier Marcel Boulestin A Londres, Naguère…
Quelques romans sur l'opium :
Claude Farrère : Fumée d'Opium
Jules Boissière : Propos d'un intoxiqué (1890)
Louis Laloy : Le Livre de la fumée (1913)
Paul Bonnetain : L'Opium (1886)
Willy : Lélie fumeuse d'opium (1911)
Jane de La Vaudère : Folie d'Opium
Etude :
Arnould De Liedekerke : La Belle Epoque de l'opium. Anthologie littéraire de la drogue de Charles Baudelaire à Jean Cocteau. Avant-propos de Patrick Waldberg.La Différence (« Le Passé Composé »), 1984.
Sur le Web :
http://opiumania.chez-alice.fr/
http://jclandry.free.fr/