Les Yeux verts

Par Eric Mccomber
C'était la nuit à Montpellier et j'errais à la recherche d'un petit resto où célébrer la livraison d'un contrat qui m'avait pris la tête dans un étau pendant toute la semaine, une sale histoire, en vérité, un document d'orientation de l'armée qui prévoit une explosion du nombre des « amputations traumatiques » que subiront ses petits soldats dans les cinq prochaines années… Faut prévoir des prothèses par milliers… Financer tout ça… J'errais, donc, en tentant du mieux possible de laisser dans la rue et le soir les lambeaux de tous ces sens étrangers qui s'invitent en moi lorsque je traduis intensément. Au bout des ruelles, nulle part, une terrasse a surgi, dans un espace improbable, hésitant entre deux murailles abruptes adossées à d'anciens manoirs, au sommet d'une colline depuis la nuit des temps recouverte de pierres et de fer.
J'ai pris place. C'était un Grec. Plutôt réussi. J'ai passé tout mon repas dans la contemplation de ma surprenante nostalgie pour Mamma, Arachova et Lafayette, trois des innombrables Souvlakeurs de mon quartier d'Amérique. Oui, on pouvait se faire livrer des pitas à quatre heures du matin et c'était une vie fichtrement rigolote, quand on y songe. Je me suis mis à rêvasser, justement, et dans ces cas-là, comme toujours depuis un an et demi, le pavillon déchiqueté de mes dernières amours s'agite au-dessus des barricades sanglantes et j'entame une spirale vers l'abîme. Je me suis commandé un litre de rosé contre lequel j'ai entrepris un travail méticuleux.
J'ignore comment ça s'est fait, mais je me suis retrouvé en train de discuter avec un post-hippie très sympa de bouille, assis à la table à côté. Il me raconte qu'il dirige une radio communautaire à Saint-Hippolyte du Fort. Je viens de lui dire que je pars le lendemain matin sans savoir dans quelle direction. Il me convainc d'aller par chez lui. Il est accompagné de deux yeux verts qui me fixent. Le lendemain et les jours suivants, c'est par les Cévennes que je suis attiré. Les Cévennes et les yeux verts. Je n'ai jamais revu mon hippie sympa, mais j'ai revu les yeux verts. Ils ne me fixaient plus. Z'avaient sans doute trouvé preneur de meilleure mouture entre temps. Puis j'ai dérivé jusqu'à Sauve…© Éric McComber