Magazine Culture
Un inédit de Raymond FEDERMAN et Benjamin TAIEB
Vive Féderman
Dramaticule/dramap’ticul comique
en trois actes
ACTE 1
Cher Monsieur,
Hier [ou un autre jour], mon libraire [très sympa, visage rond, petites lunettes rondes, gros lecteur – c’est rare pour un libraire, les libraires ne lisent plus, ils ne veulent pas lire au travail, sinon on dirait qu’ils ne foutent rien, alors ils rangent les livres pour faire semblant de travailler], mon libraire, disais-je, a converti l’un des ses clients habituels à la Federmania.
Il lui a dit [il est vraiment fort mon libraire], sur un ton détaché [très pro], le doigt sur la partie supérieure de la lèvre, le coude soutenu par l’autre main repliée sur le ventre, tranquille mon libraire :
– Vous connaissez Federman ?
Le type [la quarantaine, fort pouvoir d’achat, lit Le Monde] répond : – Bien sûr !
Oooooooooh, on s’emballe, désolé, on est en France ici, on n’est pas là pour être ici, on est chez nous, il ne connaît pas Federman, je ne vais pas faire de la fiction pour vous faire plaisir Cher Monsieur Federman, je ne suis pas payé pour ça.
Je reprends. Le type, très cultivé donc [abonné au Monde], très gêné de ne pas connaître Federman, mais souhaitant faire bonne contenance, répond : – Son nom me dit quelque chose.
Pas mal, non, la réplique ?
Le type, honteux, achète deux Federman pour faire bonne figure – un livre ça ferait radin [il sait que le libraire sait qu’il a un fort pouvoir d’achat] et trois ce serait faire une confiance trop aveugle au libraire, manquer de discernement en somme –, et se précipite vers la sortie, jurant mais un peu tard, que l’on ne l’y prendrait plus.
Pourquoi je vous raconte tout ça (alors que je devrais être à la crèche pour chercher ma fille) ? Mon libraire, à qui on ne la fait pas (mais qui ne veut pas perdre un gros client au fort pouvoir d’achat qui pourrait lui acheter son stock d’invendus même les beaux les grands formats de Federman qui coûtent un max de thune), reste très poli, bien qu’il ait une furieuse envie de lui mettre un bon coup de pied au derrière : – Vous savez Federman, Namredef, Moinous, Hombre de la pluma, Penman, Featherman, Jules, Boris… et je dois en oublier… et hop, le tour est joué [c’est un bon mon libraire].
Parce que le type est revenu le lendemain dans la librairie, a acheté tous les Federman [fort pouvoir d’achat, je vous disais], est revenu les jours suivants et, hier [ou un autre jour] s’est mis à lire devant les clients des extraits de Mon corps en neuf parties [c’est son préféré].
Elle est pas belle, cette histoire ? Véridique, à ce qu'il paraît.
Allez, Cher Monsieur, récupérez bien, et vous nous lirez vous-même votre œuvre. Vivement Avril!
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ACTE 2
Chers libraire et associé
ça ferait une bonne petite pièce de théâtre
cette histoire du bonhomme
au grand pouvoir d'achat
y aurait d'abord le libraire qui ferait un soliloque
puis entrerait en scène celui qui raconte l'histoire
ou alors sa voix pourrait être off stage
puis le client au grand pouvoir d'achat
bien habillé avec parapluie et chapeau
et sur la scène décorée en librairie
y a des tas de clients qui disent rien
mais regardent ce qui se passe
des extras quoi
et tout à coup un vieux mec débraillé
en blouson de cuir avec son laptop sur l’épaule
entre dans la librairie
et tout le monde se met a chuchoter
c'est Féderman c'est Féderman en personne
comment tu sais que c’est lui
demande une mignonne petite blonde
à sa copine rousse qui répond
t’as qu’à regarder son nez
son nez est historique
c’est un monument à la mémoire de ceux
qui ont été savonnés
qui ont été X-X-X-X
qui ont été ----
à cause
de leur
nez
et le monsieur au grand pouvoir d'achat
se jette sur Féderman pour lui demander
des signatures dans tous les livres qu'il
vient d'acheter
les clients alors se mettent
a chanter en choeur
vive Féderman vive Féderman
plein d’émotion le monsieur au grand
pouvoir d’achat dit : je vous invite tous
à venir faire la fête avec Féderman
on change les décors
et voila tous les acteurs
assis dans un grand café
disons chez Maxime
et tout le monde bouffe et picole
grâce à la générosité
du monsieur au grand pouvoir
qui tout à coup se lève en levant
son verre de champagne et récite
un poème de Féderman qu’il a appris
par coeur pour montrer qu’il a bien lu
l’œuvre entière de Féderman
la prose aussi bien que la poésie
Féderman est assis à côté
du monsieur au grand pouvoir d’achat
tout le monde crie : un discours ! un discours !
alors il se lève et en bilingue
raconte l’histoire de sa vie
la vraie version il précise
right?
et il termine
en disant que pour être écrivain
just a small one to buck me up
il faut avoir le courage de
son propre narcissisme
something like that
tous les participants de la pièce applaudissent
and chantant Vive Féderman Vive Féderman
et même les clients de chez Maxime
qui n’étaient pas dans la pièce
eux aussi chantent et applaudissent
tout à coup la lumière baisse sur la scène
et dans des jeux de lumière
apparaissent des filles formidables en mini-jupe
qui distribuent des exemplaires des livres
de Féderman à tout le monde
même les clients de chez Maxime
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ACT 3
Je vois bien le libraire dans son monologue
Fan de Féderman
ne fait plus attention aux clients
leur répond n'importe quoi
clients offusqués
de plus en plus nombreux
le libraire
interrompt seulement son soliloque
quand le client au fort pouvoir d'achat entre
mais le libraire ne s'aperçoit pas plus tard
de l'entrée de Féderman
Féderman débraillé chemise grande ouverte
les clients chuchotent c'est Féderman
mais j'imagine pas tout de suite
Féderman est là mais au début
personne ne s'en aperçoit
je vois la problématique
inverse de Minetti de T. Bernhard où l'acteur
attend le directeur de théâtre
qui ne vient jamais
là au contraire Féderman est bien là
se mêle aux clients incognito
ça les gêne même d'être à côté d'un type tout débraillé
le bonhomme au pouvoir d'achat lit Féderman
à voix haute
des clients demandent au libraire quand Féderman
est mort
le libraire dit il est vivant il est vivant
des clients sortent déçus
crient à la supercherie
remboursez ils disent ! oh la vache ah le fumier
le bonhomme au pouvoir d'achat imperturbable
continue de lire Féderman
les poches remplies de bouquins de Féderman
il faudrait un étudiant aussi
qui fait les poches du bonhomme
lui pique un max de bouquins
une femme magnifique arrive a beautiful naked woman va voir Féderman
lui dit j'aime beaucoup ce que vous écrivez
on commence à chuchoter
c'est Féderman c'est Féderman
avec un accent avec un accent
puis quelqu'un dit chut
pour écouter le bonhomme au beau chapeau
qui lit Féderman
le libraire repart dans son soliloque
se récite des passages de Chut
le bonhomme arrête sa lecture
les clients applaudissent à tout rompre
lui demandent des signatures
tout le monde crie vive Féderman
Vive le bonhomme au beau chapeau
vive le bonhomme au beau parapluie
vive le chapeau du bonhomme
vive le parapluie du bonhomme
Féderman s'en va
avec la femme magnifique
such a beautiful woman can you imagine
des gros nénés impossible qu'elle n'ait pas
des gros nénés et un p’tit cul
l'étudiant se rue vers la sortie
leur court après
disant : Monsieur Federman, Mademoiselle
attendez!
attendez-moi!
Rideau
quelque chose comme ça... something like that