Sur le papier, avouons-le tout net, un roman nourri, histoire et structure, au suc de l’inventeur de l’art conceptuel fait un peu trembler. D’autant que nos vieux héros POMO, Coover, Barth, Abish, Olsen et al, sont autant capables de sublimer la plus rebutante des contraintes de structure (mise en abymes infinies, jongleries d’intertextes, strates de discours indirect libre) que de pondre des petits objets conceptuels insoucieux de l’époque, anecdotiques, et tout à fait relous. Gageons donc que c’est cet effroi de l’hermétique qui explique le regrettable silence qui a entouré la publication en France de cette merveille, et qui pousse jusqu’à son brillant traducteur Bernard Hoepffner à demander à ceux qu’ils rencontrent de bien vouloir se faire l’écho de son existence. Dont acte.
Quelque part en Arizona, un soir de 1949, dans la ville de Courbet, plusieurs individus se croisent dans le Saloon de la Dernière Chance, un couple d’étudiants en archéologie, un vieux chnoque avec une carte, un homme cossu et très mystérieux, un égyptien qui vend des parchemins, deux performers de spectacles pornos, une poignée de mexicains et, deux artistes, dont, rêve Olson à voix haute, Victor MD AKA Totor AKA Rrose Sélavy AKA Duchamp lui-même, qui confie à l’un des deux performers que « ça fait vingt-cinq ans que je n’ai pas pissé correctement »; plusieurs récits adoptent plusieurs points de vue, plusieurs récits, plusieurs anecdotes de leurs existences depuis plusieurs époques, et chacun est le témoin direct, le rapporteur ou le limier indirect du double meurtre de l’homme cossu et du vieux chnoque, qu’on retrouve la gorge tranchée et bientôt identifié par le lecteur comme un certain Galloway (« El Malabarista »), improvisateur « génial » et accompagnateur des spectacles pornos. Dans un désordre réjouissant, ce cœur d’intrigue est ensuite largement disséqué, digéré, revisité depuis l’année 1969 par certains de ses protagonistes vieillissants, ou, en mailles supplémentaires, quelques personnages affiliés aux sobriquets prédestinés. Il y une Rosa parce qu’il en fallait une ; un y a un écrivain médiocre de romans de science-fiction qui s’appelle Dick DeLay et qui, passionné par le fait divers et étrangement stimulé par une amorce de liaison avec Jane Compton, fille du couple en archéologie présente au Last Chance Saloon en 1949, fait hoqueter l’histoire dans le futur (2069) et dans un laborieux mais désopilant work-in-progress bientôt expression de son propre délitement et dont Olson ne nous épargne heureusement aucune rature ou phrase inachevée (dont quelques scènes d’action violente où l’on utilise une pissotière, tiens-donc) ; il y a sa belle assistante Sandy Redcap (récapitulateuse en sables mouvants ?), industrieuse et aveuglée dans son enquête pour DeLay par des crises de diabète. C’est elle qui, malgré ses accès d’aveuglement, dessine le schéma récapitulatif de l’emboîtement :
Le rapport du médecin légiste concordait bien avec la description très vivant qu’en avait donné Jane Compton. Les doigts de Galloway avaient été brisés, sa gorge tranchée. Mais il y avait autre chose qui incitait Sandy à creuser, quelque chose qu’elle avait appelé « boîter » (…). Pour elle, cela relevait de la ponctuation et d’une apparente gratuité : c’est-à-dire comment se faisait-il que le personnage voilé et l’oeuvre de l’artiste Marcel Duchamp apparaissaient dans cette histoire, brièvement il est vrai mais de manière remarquable, et quelle était la signification de ces apparitions ? » (p.122)
Et je dois m’arrêter là pour ne rien dilapider du prodigieux plaisir de lecture qui est le déboîtage progressif du mystère au coeur de la machine ; sachez toutefois que dès la page suivante, on trouve un schéma récapitulatif presque exhaustif de la machine, que de machination il n’y a point, et que le schéma ne nous apprend rien sur le motif de la mise-en-machine ou sur celui des meurtres; sachez aussi, et c’est tout ce qui compte en fait, que la littérature n’a pas vraiment besoin de motif quand elle tient à ce point de l’alchimie : on glisse un grain de sable dans une solution aqueuse, on observe les effets, on conte le processus, et on décrit l’accrétion obtenue dont les amonts infinis comptent bien moins que la fascination qu’exercent ses formes improbables (ici, un pancréas). Pensons aux schémas illisibles et transparents de La mariée mise à nue… Pensons à la boîte blonde au fond des bois, cabane en bois blond fabriquée en guise de petit coin par une communauté de hippies imbéciles heureux tout droit échappés du Drop City de TC Boyle et dont l’ingénieux porte-journaux contient un catalogue du Musée des beaux-arts de Philadelphie et, conséquemment, une reproduction des deux grandes œuvres de Duchamp. Qu’on s’en tienne à sa structure fabuleuse, à ses rencontres vertigineuses (la conclusion littéralement magique percute deux régimes de fiction qui ne pouvaient pas se rencontrer, comme la fin du Temps où nous chantions percutait deux époques de l’histoire), à ses jeux de langage étourdissants et ses formidables accès de connexionnite aiguë (« Ah, pensa-t-elle, nous y voilà, ces cellules dans le pancréas, elle était tombée dessus pendant qu’elle boîtait. Les îlots de Langerhans. Hans Brinker ou les Patins d’argent, tout le romantisme des forêts germaniques près d’une côte rocheuse. Des îles de forme pancréatique. Et MODY contient MD. Atterrissage à plat en cas d’urgence. Quel est son nom ? Mark Delaney, MD. Un midden est un dépot d’ordures, ou encore ce peut être un midden de cuisine. N’y avait il pas un Ren Dexter, le nom de quelqu’un ? Dans le pancréas, il y a des canaux, hépatiques et autres. Une gastrica sinistra ? Sinistre ?) au rôle passionnant qu’y jouent le sexe et les organes (souvent mis à mal jusqu’au malaise), œil ou testicules, plaie ouverte dans la trachée ou vagin, œil dans la lucarne, vagin miroir, moments d’aveuglement, qu’on apprécie les jongleries POMO ou non, croyez-moi sur parole : La Boîte Blonde est une énorme boîte à malices.
Dans la postface du roman de cette édition française, Didier Roger compare la Boîte Blonde à Mulollhand Drive de David Lynch, dans lequel une mystérieuse boîte sert effectivement de point de jonctions entre différents moments du récit et différents niveaux du réel. Si on invoque le travail magnifiquement crypté du cinéaste presque systématiquement à tort et à travers, on conviendra qu’il y a un peu de ça, une fois n’est pas coutume, dans le roman d’Olson. L’écrivain, expérimentateur auguste, se contente d’installer une rêverie improbable, une fantaisie saumâtre, et de suivre où le mène les fibres en éruption. Et ce n’est pas gratuit, c’est immense.
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Fausto raconte sa lecture du livre ici.