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Retour aux origines : Le Cha Jing, ou le Classique du Thé, de Lu Yu

Par Soiwatter
Il est bien peu de boissons qui ait eu autant d'influence sur un peuple, une culture, une civilisation, plusieurs même... Il est bien peu de boisson qui ait une histoire aussi longue, remontant aux débuts de l'Histoire. Il est bien peu de boisson qui ait touché autant de monde à travers la terre entière, tellement qu'elle est la première après l'eau.
De la Chine à la Russie - du premier producteur au premier importateur, de la Ceylan au Chili (lisez donc la solitude lumieuse de Neruda), de l'Inde au Royaume-uni, en passant par le Japon, le Kenya, la Georgie, La Turquie, l'Iran et les Etats-Unis (comme quoi, cette boisson peut créer un pays et mettre une nouvelle vision du monde en marche)... Et nous, Français, aussi... Aussi est-il temps de revenir aux origine, au premier texte encore disponible sur le thé...
Depuis sa découverte légendaire par Shen Nong, l'un des trois augustes civilisateurs de la Chine, au XXVIIe siècle avant JC, le thé a suivi l'histoire de la Chine. Les premiers textes avérés parlant explicitement du thé datent de la Dynastie des Han (-200, 200), lorsque les premiers classiques chinois ont été compilés. Depuis, l'art impérial du thé a énormément varié :
  • la période classique du thé bouilli, qui remonte aux premiers écrits détaillé et encore en usage sous les Tang, lorsque le Cha Jing a été écrit.
  • La période romantique du thé battu, apparue sous la dynastie Song et qui s'est répandue à travers toute l'Asie grâce au bouddhisme et au taoïsme, et existe toujours sous la forme du thé Matcha.
  • La période naturaliste imposée par le premier empereur Ming qui a vue être interdite les galettes de thé et la promulgation par l'empire des thés en vrac et des théières.
Mais revenons-en à cet écrit fondateur, le Cha Jing, ou le classique du Thé. Il s'agit du premier traité jamais écrit sur le thé. Il a été écrit par Lu Yu entre les années 760 et 780, au début de la dynastie Tang.
Selon une légende populaire, Lu Yu était un orphelin du canton de Jinling. Il fut adopté par un moine bouddhiste du monastère du Nuage du Dragon. Préférant la doctrine confucianiste aux enseignements zen de son beau-père, Lu Yu fut régulièrement puni. Il finit par fuir et s'engagea dans un cirque ambulant. A 14 ans, un gouverneur local le découvrit et lui accorda la permission d'utiliser sa bibliothèque et d'étudier avec un précepteur. Favori de l'empereur, il aura la charge de la formation littéraire de l'héritier au Trône du Dragon. Après vingt ans de recherche, il publie cette œuvre unique. Il écrira aussi un livre sur vingt sources d'eau pure.
Ce livre est traité complet de la connaissance et de savoir-faire du thé en Chine à cette époque. Il reprend de manière très détaillée tout ce qui a trait à la culture impériale du thé en usage chez les lettrés du nord de la Chine. Car c'est en effet sous la dynastie Tang que le thé prend réellement son essor dans la population chinoise, tant au niveau de l'aristocratie que du peuple.
Ce livre est décomposé en 10 chapitres:
  1. le premier chapitre traite des origines du thé: une étude sur les origines mythiques du thé, mais aussi une étude horticole et une recherche étymologique assez poussée pour l'époque.
  2. Le second chapitre traite des quinze outils nécessaires pour réaliser le thé (récolte, pressage, séchage, conservation...)
  3. Le troisième chapitre traite de du procédé de fabrication des galettes.
  4. Le quatrième chapitre traite de matériel nécessaire pour la préparation du thé.
  5. Le cinquième chapitre traite de la préparation du thé.
  6. Le sixième chapitre décrit les différentes propriétés du thé, l'histoire de sa consommation et les différents types connus en Chine du Nord en ce temps-là.
  7. Le septième chapitre est une étude bibliographique sur le thé, rappelant les principaux écrits ou il est question du thé. Nombre de ces écrits sont aujourd'hui disparus.
  8. Le huitième chapitre cite les principaux lieux de production du thé et les classe par leur répartition géographique et la qualité de leur production.
  9. Le neuvième chapitre traite des phases qui peuvent être omises dans l'art de préparer le thé.
  10. Le dixième chapitre est un résumé et une conclusion à cet ouvrage.
Tout un programme, donc. Ce livre a déjà une véritable portée encyclopédique.
A l'époque, nous sommes en pleine période du thé bouilli, un mode de préparation qui n'est plus utilisé aujourd'hui, sauf au Tibet et par quelques peuplades nomades des steppes mongoles. Cette méthode, rendue surannée par les empereurs Ming, nous semblerait aujourd'hui totalement hérétique.
Le thé était longuement flétrit puis passé au wok. Il existait déjà des récoltes saisonnières. Les primeurs, et uniquement les primeurs, étaient nommés cha, les récoltes suivantes prenaient les noms de jia, she, ming puis chuan. Les feuilles étaient alors pressées et formées en galettes, pour faciliter transport. En effet, les régions dont étaient originaires le thé étaient des zones montagneuses du sud de la Chine. Mais on voit que sous les Tang, la production était déjà bien montée dans le nord et correspondait déjà à l'aire actuelle de répartition des production de thé. Chose étonnante, le Cha Jing ne parle pas du tout du Yunnan comme ère de production de thé. Pourtant c'est la zone historique et c'est sous les Tang que la route ancienne du thé est construite.
Avant de préparer le thé, les galettes sont torréfiées à même la flamme puis broyées en une poudre grossière de la taille du blé concassé, puis tamisée. Dans une marmite spéciale, l'eau est montée en température. Une cuillerée de sel est ajoutée. Il y a trois phases d'ébullition. A la première, des bulles de la taille d'yeux de poissons se forment (l'eau atteint la température de 70-75°). A la seconde ébullition , les bulles ont la taille de de perles attachées au bord de la marmite (on est à 90-95°). Une calebasse d'eau est retirée de la marmite, on touille et on ajoute une mesure de poudre de thé. Lorsqu'on atteint la troisième ébullition, l'eau bouillant déferle dans la marmite (100°), que l'on retire de feu. Si l'eau bout plus,elle deviendra impropre à la consommation. On ajoute alors la calebasse d'eau pour calmer l'ébullition tout en conservant l'écume. La première écume, noir comme le mica, est ôtée. La première tasse est appelée "saveur éternelle, n'est pas servie, sauf s'il y a trop de convives. Les trois prochaines tasses seront servies, et réparties entre les convives. Les suivantes ne seront pas consommées.
De nombreux points important pour nous amateurs de thé sont énoncé dans ce livre: l'importance de la qualité de l'eau (de l'eau de source plutôt que de l'eau de pluie ou de l'eau de puits), de son oxygénation (éviter les eaux des torrents trop violents), de la salinité, par l'ajout de sel (Stéphane avait déjà publié un billet la dessus suite aux expériences d'une fidèle lectrice). Lu Yu nous parle aussi de l'importance de la couleur de la poterie sur la couleur du thé et sur le ressenti (des idées reprises par Stéphane)...
On me rétorque souvent - surtout concernant le sel: j'avais fait à une époque des essais sur un jeune sheng de qualité médiocre pou voir justement l'effet de la salinité de l'eau, qui améliorait jusqu'à un certain dosage le goût du thé - lorsque je parle du Cha Jing que de toute manière, on ne prépare plus le thé ainsi, que le thé que nous connaissons n'est apparu qu'à la période Ming, et qu'il vaut mieux oublié tout ce qui y est écrit. Et pourtant, sur certain points, ce classique est assez intrigant. Certes le livre parle essentiellement d'art du thé impérial sous les Tang. Mais certaines lignes méritent d'être relevées:
"Le thé se consomme sous plusieurs formes: thé grossier, thé fin, thé en poudre, brisé, grillé, pilé, bouilli. Parfois, la poudre de thé est placée dans un flacon ou un récipient en terre cuite et arrosée d'eau bouillant: c'est le thé infusé."
"Il semblait qu'à Nanshi vit une vieille femme originaire du Sichan, qu'elle prépare et evnd sur le marcher du gruau de thé [i.e. en feuilles]. Les récipients qu'elle vendait avec ayant été brisées par un fonctionnaire local, elle vendit des galettes de thé."
"Quand vivait Yuandi des Jin vivait une vieille femme. Au point du jour elle préparait toujours une théière, puis elle gagnait la ville pour l'y vendre". Bon, il y a peut être une erreur de traduction, cha hù signifie théière mais aussi cruche à thé. Mais les premières théières sont arrivées au japon au IXème siècle par la Corée, ça laisse perplexe, non?
Tout ceci me fait me poser des question: comment le thé était-il préparé dans le sud de la Chine? Les premières références sur les wulongs datent de la dynastie Song, pourquoi pas avant? Le thé blanc en vrac est attesté au XIème siècle...
Mais avant de vous laisser sur toutes ces questions historiques, j'aimerais vous faire partager la dernière page du Cha Jing:
Recopiez avec respect ce texte dur de la soie blanche,
en quatre ou six section.
Accrochez-les sur le mur.
De cette manière, les origines du thé, les ustensiles, la fabrication,
la cuisson, la dégustation, les anecdotes,
vous pourrez tout relire en un coup d'œil, à chaque instant.
Le Cha Jing peut alors être considéré comme complet,
du début à la fin.

Note sur l'édition:

Cette édition est la seule encore publiée en France par Gawsevitch éditions. Mariage Frère en a l'exclusivité de la vente et la mise en page est magnifique. Le texte est commenté, et souvent cela aide à la compréhension et apporte des éclaircissement très intéressant.
Pourtant il y a un point qui m'a affreusement choqué, c'est la transcription des noms chinois. Ils se mélangent méchamment les pédales avec les méthodes de romanisation des sinogrammes. Parfois, pour un même mot, parfois dans la même page, elle diffère. C'est souvent un mélange entre les pinyin, Wade-Gilles et celle de l'EFEO. Parfois même on se demande si ce ne sont pas des amélioration des méthodes classique. Ça fait mal aux yeux.
Il y a aussi des points où la traduction semble mal faite, surtout concernant cette théière citée plus haut... Cela mériterait une clarification. Il parait qu'il y a une édition antérieure ou bien des éditions québécoises, bien mieux faites, mais qui ne sont plus publiées ou bien qui sont impossibles à se procurer en France. Dommage...
C'est quand même un livre dont je conseille de lire, ne serait-ce que pour sa portée historique, à tous les amateurs de thé...
Ce billet est une première version, il sera sûrement amélioré et illustré à l'avenir, mais je voulais le publier tant que mes idées sont bien claires.

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