Il reste bien quelques clients ici et là, mais cinq heures approche et je dois ramener le taxi au garage. Il n'aura pas le temps de refroidir pour le chauffeur de jour qui est toujours là de très bonne heure. Je file donc vers le libre-service qui est situé au coin de l'avenue du Parc et Mont-Royal pour faire le plein. Le froid est vif à cette heure-ci et pendant que l'auto se remplit, je grelotte en regardant à l'intérieur du commerce où le préposé discute avec un homme pour qui les parages n'ont plus de secret.
Vêtu de haillons, avec toujours le même chapeau vissé sur sa tête, ça fait des années et des années qu'il écume l'avenue du Parc poussant une carriole de fortune faite de vieilles planches. Avec ses chats et ses chiens, j'ai toujours vu en lui le profil type du sans-abri qui a choisi consciemment de vivre dans la rue et d'y rester. Je me suis toujours imaginé que malgré les apparences et à sa manière, cet homme avait décidé d'être libre.
Quand j'entre dans le libre-service pour payer mon essence, les deux hommes sont encore en train de discuter. Je n'arrive pas à saisir les propos du clochard, mais le préposé s'obstine avec lui à propos de quelque chose qui m'échappe. Je m'avance sans rien dire, paye mon dû, attends ma monnaie et mon reçu et je me tourne ensuite vers l'homme qui vient ici la nuit quand il fait froid et lui donne 2 $.
À ce moment, le préposé derrière le comptoir a une réaction de stupeur et il porte les mains à sa tête. Pendant ce temps, j'entends le vieux derrière qui glousse sous ses rangées de foulards. Intrigué je demande qu'est-ce qui se passe à l'employé du garage qui semble toujours interloqué. Il m'explique qu'à peine une minute avant que j'arrive, le clochard a fouillé dans ses poches et a déposé un 2 $ dans le petit réceptacle qui sert habituellement pour les pièces d'une cenne. Ce dernier lui a dit d'attendre un peu, ça lui reviendrait avant longtemps.
Pressé par le temps, je ne fais que lui sourire. Je me tourne ensuite vers le clochard, nos regards se croisent et je retourne à mon taxi.
Parcourant le dernier kilomètre qui me sépare du garage, je songe à ce qui vient de se passer. Comme je lui donne régulièrement un peu de monnaie, je souris en me disant qu'il m'a probablement vu arriver et qu'il a orchestré cette petite manoeuvre. Pourtant, mon instinct me dit autre chose. J'ignore si c'est la sagesse qui l'a conduit vers la rue ou la rue qui lui a montré les voies de la sagesse, mais là, tout en bas de ce qu'on appelle « l'échelle sociale », cet homme savait que pour recevoir, il fallait aussi savoir offrir.
Alors que j'écris ces lignes, je ne peux m'empêcher de penser à ce sans-abri qu'on a retrouvé mort gelé hier dans le carré Viger. Alors qu'on court après les cadeaux comme des dindes, ça remet pas mal de choses en perspectives... Joyeux Noël quand même. Peace !