" Pour un pastiche, c'est du brutal ! ", tel était le slogan qui figurait en couverture de la première édition du Jourde et Naulleau, publiée en 2004. Sur la foi de ces quelques mots, des critiques avaient pensé que les extraits de romans choisis par les deux auteurs parmi les œuvres des écrivains qu'ils se proposaient d'égratigner étaient de leur cru, tant ils semblaient caricaturaux. Cependant, il s'agissait bien de textes originaux... Il est vrai que l'exercice " d'à la manière de " en avait tenté plus d'un depuis le regretté Paul Reboux. Ainsi, Patrick Rambaud avait-il pastiché Marguerite Duras dans deux livres signés " Marguerite Duraille ", Virginie Q (Balland, 1988) et Mururoa mon amour (J.C. Lattès, 1996). Deux textes que je recommande vivement, parce que " hilarants, forcément hilarants. "
La parodie de Pierre Jourde et Eric Naulleau était ailleurs ; elle visait le Lagarde et Michard, célèbre manuel de littérature sur lequel des générations de lycéens ont planché. On y retrouve en effet une structure identique : une biographie (savoureuse) des auteurs, des extraits édifiants de leurs œuvres, assortis de notes souvent féroces, des exercices, commentaires de textes et questions, accompagnés de corrigés joyeusement malicieux et moins délirants qu'il n'y paraît, enfin une fausse bibliographie.
La seconde édition, revue et augmentée, du Jourde et Naulleau qui vient d'être publiée (Mango, 280 pages, 13,50 €) se veut tout aussi irrévérencieuse que la précédente. Le slogan de couverture a changé (" Le petit livre noir du roman contemporain ! ") pour des
raisons de marketing, mais le contenu reste à la hauteur de l'ambition décapante des deux complices. Car c'est bien d'une association de malfaiteurs dont il s'agit, de " mauvaises fréquentations " certifiées. Chacun croit le premier (Pierre Jourde) universitaire, essayiste et romancier ; le second (Eric Naulleau) passe pour éditeur, traducteur et chroniqueur, mais tout cela n'est qu'une couverture. Ils sont en fait les Tontons flingueurs de la littérature, les frères Volfoni (Raoul et Paul) du mitan des Lettres, les Zorbec Legras et Wilhelm Fermtag de l'édition.Pourquoi citer ces noms de célèbres malfaisants dont ils se gardent de signer leur forfait ? Parce que les deux compères ont l'insolence, pour critiquer les vraies et fausses gloires littéraires, d'afficher un goût prononcé pour Michel Audiard et Pierre Dac (deux références que je partage, comme je l'avais écrit dans un article consacré à Ennemis publics). En voici quelques preuves : le slogan qui figurait sur la couverture de la première édition reprend une réplique de Raoul Volfoni dans la cultissime scène de la cuisine des Tontons flingueurs ; plus loin, les auteurs se plaisent à rappeler que Philippe Labro est né à Montauban, patrie de l'oncle Fernand, héros du même film, campé par Lino Ventura. Au passage, on regrette que Jourde et Naulleau n'aient pas profité de l'occasion pour citer l'une de ses phrases restées dans toutes les mémoires : " On devrait jamais quitter Montauban ! " Dans la notice consacrée à l'auteur de L'Etudiant étranger, on peut encore lire : " Là, on sent que ça va être du brutal, de l'anecdote qui taquine, de la péripétie pour les hommes. [...] là, on se dit que ça va être le carnage, la Saint-Barthélemy des faiblards du palpitant, l'apparition en technicolor de Notre-Dame des Sept Douleurs, et que certains vont apprendre à connaître Raoul, ou au moins Philippe. " Pastiche d'Audiard, naturellement, dont les expressions sont en partie empruntées aux dialogues des Tontons, mais aussi du Pacha. Enfin, les derniers mots prêtés à Bernard-Henri Lévy (en 2048) doivent sembler familiers aux admirateurs de Francis Blanche, alias maître Folace qui n'auront pas oublié la scène de la péniche des mêmes Tontons : " C'est curieux, chez les anciens marrants, ce besoin de faire des phrases. " Presque du mot pour mot. Quant à Pierre Dac, plusieurs de ses Pensées se trouvent explicitement mentionnées, de même qu'allusion est faite à son feuilleton radiophonique, Malheur aux barbus.
Avec de telles références, on comprend mieux le ton décapant du livre de ces deux dissidents qui osent s'attaquer à des auteurs généralement loués par la presse ou qui connaissent de mémorables succès de librairie. On retrouve en bonne place leurs têtes de Turc privilégiées : Christine Angot, Madeleine Chapsal, Philippe Labro, Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy, Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Emmanuelle Bernheim et Dominique de Villepin. Si Guillaume Dustan a disparu de cette seconde édition, elle s'est enrichie de nouveaux noms : Marc Lévy, Anna Gavalda, Florian Zeller, Patrick Besson, Yanick Haennel, François Meyronnis et Frédéric Badré.Ce que Pierre Jourde et Eric Naulleau dénoncent, c'est la vacuité littéraire des uns, le lancement publicitaire des livres des autres qui, selon eux, échappent à la vraie littérature. Certains genres littéraires sont joyeusement brocardés, comme l'autofiction ou la manière de faire du Moi le pivot d'un livre (dite " école nombriliste "), ou encore l'imitation ad nauseam d'auteurs connus (" Durassic Park "). Avec un humour qui manque rarement sa cible, ils dessinent d'une plume acérée quelques portraits définitifs. Ainsi, à propos de Marc Lévy, qualifié de " représentant en clichés " : " L'excellence de la forme répond dans cette œuvre à l'originalité du fond. Marc Lévy maîtrise parfaitement un passé simple d'une grande distinction, et se risque parfois, mais moins souvent, à des subjonctifs imparfaits avec lesquels on ne le sent pas complètement à son aise. Il fait bien attention aussi à employer de jolis synonymes pour ne pas répéter les mots, comme on l'explique en quatrième pour faire les rédactions. "
La fiche consacrée à Christine Angot - " narcissique hystérique " - vaut son pesant de vitriol, la manière dont les auteurs commentent le titre peu mathématique Tomber sept fois, se relever huit, de Philippe Labro mérite un détour. Deux morceaux de bravoure concernent Philippe Sollers (bien que je ne partage pas l'avis des auteurs à son sujet) et Bernard-Henri Lévy. Pour ce dernier, Jourde et Naulleau ont pris le pari (loufoque, pour le moins) de le présenter comme un auteur comique ; certains textes cités inviteraient, il est vrai, à les suivre sur cette planche copieusement enduite de savon noir. En outre, sous la rubrique " Tarte attaque ", ils évoquent, en les détournant, les attentats pâtissiers de Noël Godin qui amusaient tant Pierre Desproges : " Le déroulement est immuable : tiré à quatre épingles, Bernard-Henri Lévy feint tout d'abord de s'absorber dans une quelconque mondanité et de ne pas voir arriver derrière lui son complice, la fameuse pâtisserie à la main. Transformé en clown blanc qui aurait un peu forcé sur le maquillage, contrefaisant à s'y méprendre la solennité offensée du dindon enfariné, il roule ensuite des yeux et des mécaniques, fait mine de s'en prendre physiquement au plaisantin. " Il n'y a rien à ajouter.
Le Jourde et Naulleau assure donc un savoureux moment de lecture, même si l'on peut,
sur un auteur ou un autre, défendre un point de vue différent de celui exprimé par nos deux malfaisants. Il y en a cependant que ce livre agace. Récemment, dans " La Grande librairie ", l'émission de François Busnel diffusée sur France 5, Eric Naulleau a découvert à ses dépens qu'il n'y avait décidément pas d'heure pour goûter du bâton de Bergé. Sous l'œil amusé de Fabrice Luchini (qui donna une version d'anthologie du dialogue de Vadius et Trissotin pour l'occasion), Pierre Bergé s'est en effet montré d'une violence inhabituelle, lançant à l'auteur : " C'est [le livre] à la fois dégueulasse et à la fois malhonnête. [...] Vous n'êtes pas capable de comprendre l'exceptionnelle qualité d'Angot. " Exercice risqué toutefois, car, au spectacle de Guignol, le gendarme sort rarement gagnant.Après avoir lu la seconde édition de ce manuel devenu déjà un classique, on se demande quels nouveaux noms seront ajoutés au tableau de chasse futur des auteurs. Dans leur introduction, ils semblent regretter l'absence de Yann Moix ou d'Eric-Emmanuel Schmitt. Gageons qu'ils n'oublieront pas non plus François Bégaudeau dont la bien-pensance des textes et la modestie naturelle ne sauraient échapper à leur sagacité...
Illustrations : De gauche à droite : Eric Naulleau, Pierre Jourde - De gauche à droite : Raoul Volfoni, Jean, Paul Volfoni (Georges Lautner, Les Tontons flingueurs) - Tarte à la crème.
À propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008