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Turquie, Syrie et Irak : la guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?

Publié le 25 novembre 2008 par Infoguerre

Conçu dans les années 1980, le projet d’Anatolie du Sud-Est (1) est un projet d’aménagement du Sud-Est anatolien mené par le gouvernement turc. Il consiste essentiellement à irriguer 1,7 million d’hectares de terres arides à partir d’un vaste système de barrages destiné à capter les eaux du Tigre et de l’Euphrate. Ce projet est gigantesque : à terme, ce n’est pas moins de 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques qui doivent être construites au total (2). Les objectifs affichés par les architectes du projet sont particulièrement ambitieux. Il s’agit de mettre l’eau au service du développement et de la modernisation de la Turquie dans le but de tirer partie de ses ressources naturelles, en eau et en terre, et ainsi de dynamiser une région, le Sud-Est anatolien majoritairement peuplé de Kurdes, meurtrie par les conflits. Le projet de barrage doit en outre permettre au pays de répondre aux défis que lui pose son dynamisme démographique : en 13 ans la population turque a augmenté de 15 millions de personnes et dans 15 ans, on estime que la Turquie devrait compter environ 85 millions d’habitants. Les aménagements le long du Tigre et de l’Euphrate sont censés permettre le développement de l’agriculture nationale tout en fournissant en eau les grands centres urbains qui font un usage intensif de cette ressource.

Depuis le début des travaux, certains commentateurs s’inquiètent des possibles tensions qu’ils pourraient engendrer à terme entre la Turquie et ses voisins. En effet, grâce aux barrages, Ankara détourne une grande partie des eaux du Tigre et de l’Euphrate pour ses propres projets : les pays en aval, l’Irak et la Syrie, craignent ainsi de voir le débit de ces deux fleuves sur leurs territoires diminuer et de se trouver priver de leurs principales ressources hydrauliques (3). Irakiens et Syriens ont multiplié depuis quelques années les plaintes et les protestations à l’égard de la Turquie qu’ils accusent de vouloir s’approprier de manière égoïste une ressource naturelle sur laquelle ils n’ont pas de droit exclusif. Devant l’unilatéralisme apparent des Turcs, à l’évidence d’abord préoccupés par leurs problématiques internes, le droit international est d’un faible secours pour les gouvernements de Damas et de Bagdad : la Turquie avance que le Tigre et l’Euphrate prennent naissance sur son sol tandis que ses adversaires et voisins arguent de l’antériorité de leur utilisation de l’eau de ces fleuves pour justifier leurs exigences de partage. Comme dans d’autres domaines, le droit international peine à faire office de moyen de médiation dans les problématiques liées à l’eau. Il existe peu de jurisprudence à ce sujet et aucune institution internationale ne jouit d’une autorité ou d’une légitimité suffisante pour arbitrer de tels problèmes (4).

La Turquie, la Syrie et l’Irak semblent donc condamner à résoudre par eux mêmes leur conflit. L’aspect vital de l’eau, essentielle pour la vie d’un individu comme pour celle d’un pays, dans une région où elle représente en outre une denrée rare peut faire craindre les pires dérapages : si la Turquie venait à s’approprier une part toujours croissante du Tigre et de l’Euphrate, ses voisins seraient alors confrontés directement à la question de leur survie. Devant une telle situation, les risques de voir éclater une guerre semblent évidents. En s’inspirant de cet exemple et de ce qui se passe ailleurs dans le monde, certains auteurs n’hésitent donc pas à se faire les apôtres d’un nouveau malthusianisme : Bertrand Badie suggère ainsi que la nature limitée des ressources hydrauliques, qui sont par ailleurs inégalement reparties en fonction des pays, risque d’en faire une ressource de plus en plus convoitée au XXIème siècle. On se dirigerait alors vers de nouveaux conflits, liés à l’accès à l’eau, qui contribueraient à structurer la géopolitique du futur. L’expression « or bleu » qu’il emploie d’ailleurs au sujet de l’eau est significative. Elle résume à elle seule le parallèle qu’il établie entre celle-ci et le pétrole ou « or noir » pour justifier ses analyses : pour Bertrand Badie, de la même manière que le pétrole est depuis au moins la deuxième moitié du XXème siècle un enjeu essentiel des relations internationales et une clé de lecture pour certains conflits, l’eau sera dans le futur l’objet de rapports de puissance entre différents pays et organisations. De ce point de vue, le fait qu’elle soit nécessaire à la vie humaine représente un facteur de déchaînement des passions supplémentaire par rapport au pétrole. Après tout, si le pétrole qui est d’abord un moyen de développement économique peut inspirer des conflits sanglants, que doit-il en être de l’eau ?

Ces analyses pessimistes ne manquent pas de frapper l’imagination mais elles donnent une vision trompeuse de la réalité du monde contemporain. Tout d’abord, à court et moyen terme au moins, la Turquie a des ressources en eau largement suffisantes pour satisfaire ses besoins, elle n’est donc pas menacée par la consommation en aval du Tigre et de l’Euphrate de l’Irak et de la Syrie : pour cette raison, il est difficilement envisageable que la Turquie prenne le risque de priver ses voisins de leurs ressources hydrauliques, cela aurait un effet désastreux sur son image internationale et déstabiliserait la région. Pour l’instant aucun des pays impliqués dans le projet GAP n’a intérêt à ce qu’une guerre éclate, si les tensions sont parfois vives entre Turquie, Irak et Syrie elles restent néanmoins cantonnées dans des limites compatibles avec une coexistence pacifique. Plus encore, il existe de puissants intérêts communs qui unissent la Turquie à ses voisins. Ainsi, deux projets concernant le Seyhan et le Ceyhan prévoient de détourner de l’eau en direction d’Israël et de la Jordanie d’une part et en direction de l’Arabie Saoudite d’autre part. Ces projets ambitieux pourraient à terme déboucher pour la Turquie sur la vente d’environ 2 000 milliards de m3 d’eau par an. Les discussions à ce sujet sont pour le moment bloquées en raison de l’opposition de la Syrie qui refuse de voir son territoire traversé par les canalisations sans être indemnisée. Paradoxalement, pour pouvoir tirer le meilleur parti de ses ressources hydrauliques, la Turquie devra s’entendre avec ses voisins : loin d’être uniquement un facteur de troubles, l’eau peut donc aussi favoriser la coopération et les échanges.

L’exemple des relations ambivalentes, entre domination et dépendance, qui se sont nouées entre la Turquie, la Syrie et l’Irak demande à être analysé avec recul et prudence. On ne peut pas faire de l’accès et de la maîtrise de l’eau une grille de lecture géopolitique univoque et conclure que l’inégalité de sa répartition dans le monde doit nécessairement conduire à des conflits de plus en plus violents. Les relations inter-étatiques sont certes marquées par la conflictualité, inhérente aux rapports de force qui s’établissent entre des puissances aux intérêts divergents, mais elles s’articulent autour d’un nombre d’enjeux multiples, souvent contradictoires, et peuvent prendre des formes diverses. Ainsi, la Turquie doit-elle considérer (entre autres) ses prétentions à rejoindre l’Union Européenne ou sa volonté de s’imposer en tant que puissance régionale dans le Caucase quand elle détermine l’utilisation qu’elle doit faire de son réseau de barrages (5). Grâce à celui-ci, elle s’est assurée une maîtrise de ses propres ressources hydrauliques et de celles de ses voisins : on peut constater que ce fait offre de nombreuse possibilités stratégiques à la Turquie par rapport aux différentes fins qu’elle est susceptible de poursuivre. Pour se limiter à la question des relations que la Turquie entretient avec l’Irak et la Syrie, notons que les autorités turques peuvent parfaitement accéder à une partie des demandes de leurs voisins dans la mesure où ceci ne remet pas en cause la mainmise de fait que les Turcs se sont appropriée sur les eaux du Tigre et de l’Euphrate (6). Pour être « efficace » géopolitiquement, c’est-à-dire pour permettre à la Turquie de s’en servir comme d’un moyen d’influence par lequel elle puisse obtenir des avantages concretsqu’elle n’aurait pas obtenu autrement, l’interdiction de l’accès à l’eau doit rester largement à l’état de menace. Une « guerre de l’eau » est la pire option possible pour les Turcs puisqu’elle les priverait de ce qu’ils peuvent obtenir de manière durable et pacifique par une diplomatie agressive, faite de menaces et de concessions.

Jean VILLEDIEU

 

1. En turc le Güneydoğu Anadolu Projesi ou GAP.
2. Le coût total est estimé à 32 milliards de dollars.
3. Ces craintes sont en partie fondées puisqu’on estime que lorsque le GAP sera terminé il absorbera entre 17 et 34 % du débit du Tigre et de l’Euphrate. Le débit de l’Euphrate en Syrie devrait être réduit de 11 milliards de m3 et celui du Tigre de 6. En outre, les risques de pollution sont prévisibles.
4. En 1987, à la suite de la mise en œuvre du GAP, Ankara et Damas ont signé un accord garantissant le passage d’au moins 500 m3/seconde (16 milliards m3/an). Il existe en outre un accord syro-irakien datant de 1999 censé prévoir la répartition des eaux du Tigre et de l’Euphrate entre ces deux pays.
5. La question du positionnement régional de la Turquie est liée aux problèmes du pétrole et des intérêts de la Russie.
6. En effet, grâce au barrage Atatürk, Ankara peut dors et déjà stocker l’équivalent d’une année d’écoulement du Tigre et de l’Euphrate, de quoi priver les autres pays traversés par ces fleuves, l’Irak ou la Syrie, de leur principal accès à l’eau (cf. première guerre du Golfe : en février 1991, en pleine guerre, la Turquie réduisit même pendant 3 jours de 40% le débit de l’Euphrate, prétextant de problèmes techniques).


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