Madoff est-il le mouton noir de Wall Street ou bien l’exemple type d’un secteur qui se serait affranchi de toute morale dans sa quête frénétique de l’enrichissement rapide ? François Mitterrand avait en son temps dénoncé « l’argent qui corrompt tout. » Krugman n’est pas loin de partager cet avis.
Par Paul Krugman, New York Times, 19 décembre 2008
La révélation que Bernard Madoff - un investisseur brillant (ou tout au moins vu comme tel), philanthrope, une figure de la communauté - était un escroc, a choqué le monde entier, de façon fort compréhensible. L’ampleur prise par son escroquerie pyramidale de 50 milliards est difficile à comprendre.
Je ne suis sûrement pas le seul à poser cette question évidente : A quel point l’histoire de Madoff est-elle différente de celle de la finance dans son entier ?
Le secteur des services financiers a obtenu une part toujours croissante des revenus de la nation durant ces 20 dernières années, ce qui a rendu les dirigeants de ce secteur incroyablement riches. Pourtant, à ce stade, il semblerait que la majorité des entreprises du secteur aient détruit de la valeur, au lieu d’en créer. Et ce n’est pas seulement une question d’argent : la grande richesse acquise par ceux qui ont géré l’argent des autres a eu un effet corrupteur sur notre société dans son ensemble.
Voyons tout d’abord les salaires. L’an dernier, le salaire moyen des employés du secteur « valeurs mobilières, contrats sur les matières premières et investissements » s’établissait à plus de quatre fois le salaire moyen pratiqué dans le reste de l’économie. Gagner un million de dollars était banal, et même des revenus de 20 millions de dollars ou plus étaient assez communs. Les revenus des Américains les plus riches ont explosé depuis 20 ans, alors que dans le même temps les salaires des travailleurs ordinaires stagnaient. Les hauts revenus de Wall Street ont été l’une des principales causes de cette divergence.
Mais ces superstars de la finance avaient tout de même fait gagner des millions, non ? Non, pas nécessairement. Le système de rémunération en vigueur à Wall Street récompense généreusement l’apparence de profit, même si ultérieurement cette apparence se révèle n’être qu’une illusion.
Considérez par exemple l’hypothèse d’un gestionnaire de fonds qui fait jouer un effet de levier en ajoutant un paquet d’argent emprunté à celui apporté par ses clients, puis investit ce total dans des actifs risqués à haut rendement, comme ces titres douteux adossés aux emprunts immobiliers. Pendant un certain temps - disons, tant que la bulle immobilière continue de gonfler - il (c’est presque toujours un « il ») fera de gros profits et recevra de gros bonus. Puis, lorsque la bulle éclate et que ses investissements se transforment en déchets toxiques, ses investisseurs perdront gros - mais lui conservera ses primes.
OK, mon exemple n’est peut-être pas hypothétique, après tout.
En quoi donc les pratiques habituelles de Wall Street sont-elles différentes de l’affaire Madoff ? Eh bien, M. Madoff aurait apparemment sauté quelques étapes, en se contentant de voler l’argent de ses clients plutôt que d’empocher de gros frais de gestion tout en les exposant à des risques qu’ils ne comprenaient pas. Et alors que M. Madoff était apparemment conscient de sa fraude, de nombreux gestionnaires de Wall Street croyaient en leur talent. Pourtant, le résultat final est le même (prison mise à part) : les gestionnaires de fonds s’enrichissent et les investisseurs voient disparaître leur argent.
Il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette histoire. Ces dernières années, le secteur financier représentait 8% du PIB américain, contre moins de 5% une génération plus tôt. Si ces 3% supplémentaires ont été obtenu sans raison - et c’est probablement le cas - cela représente 400 milliards de dollars par an de gaspillage, de fraude et d’abus.
Mais la facture de cette ère de l’Amérique des escroqueries pyramidales va certainement au-delà du gaspillage de dollars.
Car bien évidemment les gains injustifiés de Wall Street ont corrompu et continuent à corrompre le monde politique, Démocrates comme Républicains. Depuis les fonctionnaires de l’administration Bush comme Christopher Cox, le président de la Securities and Exchange Commission, qui a détourné le regard lorsque s’accumulaient les preuves de fraude financière, jusqu’aux Démocrates qui n’ont toujours pas mis fin à la scandaleuse niche fiscale qui bénéficie aux dirigeants des hedges funds et des fonds privés d’investissements (bonjour M. le sénateur Schumer !), les hommes politiques ont répondu à l’appel de l’argent.
Dans le même temps, à quel point l’avenir de notre pays a-t-il été compromis par cette fascination pour l’enrichissement rapide qui a attiré pendant des années bon nombre de nos jeunes les meilleurs et les plus brillants dans les banques d’affaires, au détriment de la science, du service public et d’à peu près tout le reste ?
Plus encore, les grandes richesses gagnées - ou qui auraient du l’être - par un secteur financier surdimensionné ont sapé notre sens de la réalité et altéré notre jugement.
Souvenez-vous comment pratiquement tous les dirigeants n’ont pas su voir les signes annonciateurs d’une crise imminente. Comment était-ce possible ? Comment, par exemple, Alan Greenspan a-t-il pu déclarer il y a quelques années que « le système financier dans son ensemble est devenu plus résilient » - grâce à rien moins que les produits dérivés ? La réponse, pour moi, c’est que il existe une tendance innée chez l’élite à idolâtrer les hommes qui font beaucoup d’argent, et à en déduire qu’ils savent ce qu’ils font.
Après tout, c’est la raison pour laquelle tant de gens ont fait confiance à M. Madoff.
Maintenant que nous constatons les dégâts en tentant de comprendre comment les choses ont pu tourner aussi mal, aussi rapidement, la réponse est très simple : Ce que nous avons sous les yeux, ce sont les conséquences d’un monde devenu fou, devenu Madoff.
Publication originale New York Times, traduction Contre Info