Un sentiment étrange s’empare de moi en visitant l’exposition de Jordi Colomer au Jeu de Paume (jusqu’au 4 janvier) et c’est peut-être pour cela que j’ai mis si longtemps à en parler, et seulement après une seconde visite. On est accueilli, en plans fixes saccadés, montés avec nervosité, par un speaker de la radio cubaine ici rendu muet et ne pouvant s’exprimer que par gestes et sourires (’Cinecito La Habana (Eddy)’); on se trouve déjà entre deux, entre image fixe et image mobile. Un peu plus loin, ‘2 Av’ a un effet inversement symétrique : long travelling dans une cité ouvrière du Nord, ce n’est pas un film, mais une série de photos en succession rapide, comme du cinéma préhistorique, haché à 10 images par seconde. Mais le son, lui, est bien présent, avec l’irruption tonitruante de la fanfare municipale. Là aussi, où sommes-nous, entre photo et film ?
Babelkammer joue dans le même registre : une mini-caravane décrépite (avec un incongru fer à repasser sur la table) où est projeté L’Aurore, un des derniers grands films muets, et, au mur de la salle d’exposition, si on tourne le dos à la caravane et s’assoit sur une des innombrables chaises bancales qui parsèment l’exposition, deux vidéos tournées dans la caravane depuis l’extérieur, où une Wallonne et une Flamande, assises sur les banquetets face à face, communiquent tant bien que mal, avec des signes du langage des sourds, sous-titrés dans la langue de l’autre. Il s’agit bien sûr d’incommunicabilité et de Babel, mais il s’agit surtout de la langue, de l’exclusion qu’elle entraîne, et de l’interconnexion de tous ces espaces, le film, la caravane ici, la caravane à Bruxelles, les deux vidéos, le siège du spectateur : où suis-je ? d’où regardé-je ? où est-ce que j’appartiens ?
Dans Les Villes, film double où une jeune femme tombe, ou pas, de la corniche d’un immeuble pendant que des formes constructivistes s’accumulent en arrière-plan dans un tumulte visuel indescriptible, je me suis surtout intéressé, plus qu’à l’architecture, au dédoublement narratif ou aux citations d’Harold Lloyd, à la voyeuse qui apparaît à une fenêtre de l’immeuble : dans le film de la chute, elle montre son nez juste après et regarde vers le bas; dans le film au dénouement heureux, elle assiste au rétablissement réussi de l’héroïne et reste un peu plus longtemps à sa fenêtre, comme un baromètre de nos humeurs. Je ne pouvais détacher mes yeux d’elle, elle était mon double dans le film, mon homothétique.En la Pampa est certes une histoire étrange, mais c’est surtout une installation sur cinq écrans dos à dos, qu’on ne peut voir en son entièreté en une fois, dispositif évident et perturbant. Les écrans sont au ras du sol, supportés par des étais en bois, comme l’envers d’un village Potemkine. Le spectateur, qui doit inévitablement déambuler entre eux, y projette son ombre à l’échelle des personnages, entrant dans la scène et en perturbant le déroulement pour les autres. Là aussi, on est cerné de chaises d’école dépareillées, sagement rangées (des lignes chez Colomer, pas de cercle, pas de cénacle, on est là pour regarder, pas pour palabrer) et parfois n’offrant qu’un spectacle sur l’envers.
Ses maquettes (Anarchitekton) sont la partie la plus connue de son travail, remise en question de l’architecture où maquette réelle, maquette à l’écran et immeuble à l’écran se répondent, posant là encore la question de notre propre place dans l’espace. La salle où les quatre films (Barcelone, Brasilia, Bucarest et Osaka) sont projetés ensemble, un sur chaque mur, est étourdissante. Par contre, les ’simples’ projections, sans dispositif, comme ‘Papamovil’ et ‘Père Coco’ sont des mises en situation plates et un peu décevantes après tout ce parcours.Dedans ou dehors ? C’est bien la question de l’espace du spectateur qui me semble être posée ici de manière brillante (tant par l’artiste que par le commissaire, Manuel Cirauqui), même si d’autres lectures sont tout aussi intéressantes. Lire aussi ici et ici.
Jordi Colomer étant représenté par l’ADAGP, les photos seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.