Fernand Melgar, auteur de La Forteresse, Léopard d'or 2008 à Locarno, personnalité culturelle de l'année à 24 Heures.
L’émotion que Fernand Melgar a récemment suscitée à Vallorbe, lors de la première projection publique offerte aux gens du lieu de La forteresse, son film consacré aux requérants d’asile du centre local vivement contesté par les Vallorbiers à sa création, a été, pour le réalisateur lausannois d’origine espagnole, un signe de reconnaissance inappréciable.
«Moi qui ai toujours rêvé de m’intégrer dans ce pays, j’ai vécu la xénophobie des années Schwarzenbach comme une trahison. Je revois, aujourd’hui encore, cette valise que des mains inconnues avaient déposée devant notre porte, à Chavannes, pour nous signifier qu’il valait mieux nous en aller. Mon père, magasinier-chef chez Payot, était alors tout prêt à rentrer en Espagne. A l’école, un camarade m’avait lancé, sans le penser sans doute: «Rentre chez toi, sale étranger!» Et voici que, trente ans plus tard, mon film touche des gens d’ici, se sentant soudain proches des requérants à cause de ce que ceux-ci vivent dans leur chair, comme ils pourraient le vivre eux-mêmes…»
Le respect humain, la liberté, le souci de la justice et de la dignité de toute personne: ces valeurs élémentaires, Fernand Melgar les tient de son père et de ses deux grands-pères, syndicalistes.
«Tous deux étaient anarchistes», précise-t-il alors: «L’un était du genre tribun charismatique, et l’autre, spécialiste de la désinformation. Il me semble que mon travail relève de ces deux sources…»
S’il n’a pas connu lui-même ses aïeux, Fernand Melgar n’en est pas moins né en milieu révolutionnaire, dans le quartier de la «petite Russie», à Tanger, où s’étaient réfugiés nombre d’opposants au franquisme. «L’un de mes grands-pères a disparu au cours de la guerre d’Espagne. L’autre, avant de rendre son dernier soupir, s’est exclamé en voyant un curé s’approcher de lui pour lui administrer les derniers sacrements: «Faites-le sortir immédiatement de cette chambre !»
De ce creuset d’anticléricalisme libertaire, le père de Fernandino gardera la passion de l’acte citoyen: «Chez Payot, il traquait littéralement les employés pour les faire voter, et bien voter comme il l’entendait, alors que lui-même n’avait aucun droit civique…» Nul droit, non plus, de faire venir sa famille en Suisse, qui vécut donc en clandestinité les premiers temps de son établissement.
Rien en effet de l’intellectuel donneur de leçons chez lui, qui n’a jamais aimé l’école et s’est bricolé une culture personnelle entre télévision et mouvement punk. «La télé a été ma mère adoptive. J’étais accro, entre autres, des reportages et des documentaires de Temps présent ou des Dossiers de l’écran.»
S’il a cherché l’intégration dès son adolescence, au collège de Morges, en fréquentant de préférence ses camarades de bonne famille, c’est dans le creuset de Lôzane bouge que Melgar s’est rapproché des milieux «créatifs», à l’enseigne du cabaret Orwell et de la Dolce Vita, où il s’est initié à la vidéo expérimentale. Fils d’un grand lecteur, il se dit lui-même peu cultivé au sens classique.
«Le premier film qui m’ait vraiment marqué, c’est Stalker d’Andreï Tarkovski, découvert au ciné-club du Corso, à Renens. Par ailleurs, la vidéo a été l’une de mes passions de l’époque, que j’ai partagée ensuite avec le groupe Climage, aux côtés d’Alex Mayenfisch et Stéphane Goël, notamment. Cette aventure collective de Climage a été, et continue d’être, une expérience fondamentale. Actuellement, je collabore à un projet de Stéphane Goël consacré aux tribunaux de prud’hommes: c’est la première fois qu’on peut entrer dans cet univers très révélateur de ce qui se passe dans notre société.»
Et Fernand Melgar, là-dedans ? L’individu ? Le père blessé par la perte accidentelle d’un enfant en bas âge ? L’homme d’aujourd’hui ? «En fait, je préfère me livrer en parlant des autres. C’est ce qui m’intéresse dans le documentaire, qui représente à mes yeux les hautes plaines du cinéma, alors que la fiction est essentiellement urbaine et intimiste. Dans La forteresse , les thèmes de l’arrachement affectif ou culturel lié à l’exil, du fils manquant, des drames individuels en relation avec des désastres humanitaires, m’impliquent très personnellement. J’ai l’air de ne pas y être alors que je m’y investis profondément et à de multiples égards.»
Portrait de Fernand Melgar: Christian Bozon
Ce portrait a paru dans l'édition de 24Heures du 22 décembre.