(...) L'école, dans le meilleur des cas, n'est plus alors que le moyen d'inculquer des recettes - le savoir en étant une parmi d'autres - permettant d'être le plus performant possible. A l'"école du capitalisme total" (Jean-Claude Michéa), on apprend à acquérir des connaissances "utiles", c'est-à-dire les raccourcis et les techniques nécessaires pour naviguer, en pilote automatique, dans "le monde qui fait le malin, le monde de ceux à qui on n'a plus rien à apprendre" (Péguy). On apprend à maximiser son intérêt personnel toute sa vie durant. On apprend à se satisfaire du présent en le considérant comme seul possible, c'est-à-dire à oublier le passé tout en désespérant de l'avenir. Cette façon d'apprendre se nourrit tout naturellement du manque de curiosité, de la démission de l'esprit critique. Elle s'en nourrit et elle les stimule.
Ce n'est en effet pas l'inculture qui surprend le plus chez les jeunes (leurs aînés sont majoritairement tout aussi ignorants), mais l'absence totale de curiosité, l'absence de cet esprit de rébellion, fût-il sommaire, qui fut de tout temps le propre du sortir de l'enfance. "L'acte d'apprendre dans la perspective de (se) comprendre fait de nous des hommes libres et critiques", écrit Charles Coutel (Pourquoi apprendre
On voit bien, alors, vers quoi l'on se dirige. La montée du consumérisme scolaire avec la complicité de parents qui sont les premiers à détourner leur progéniture de toute forme d'enrichissement culturel inutile à leurs yeux pour "s'épanouir" et "acquérir un métier" - autrefois inscrit d'abord dans le social, l'enfant ne s'inscrit plus aujourd'hui que dans l'affectif -, conduira à laisser le marché réguler l'offre éducative, ce qui accentuera les inégalités sociales et géographiques. Avec d'un côté un enseignement "unique" produisant une masse informe de consommateurs et d'individus décérébrés, et de l'autre des élites entraînées et dressées au service exclusif du capital, l'école est appelée à reproduire la société à deux vitesses dont elle est déjà l'une des pierres angulaires. Système en forme de miroir aux alouettes, système qui attire et désespère à la fois. Sait-on que, par rapport à celles nées autour de 1945, le taux de suicide des générations nées autour de 1960 a déjà plus que doublé?
La machine à décerveler ? Robert de Herte Eléments n°104, mars 2002