J'ai lu ce matin dans le journal que des scientifiques de l'université de Hertfordshire ont mesuré la vitesse de marche des piétons dans 32 grandes villes. Leurs conclusions? La plupart des gens marchent aujourd'hui 10% plus vite qu'il y a 10 ans. A Paris, les piétons feraient en moyenne du 5,11km/heure (16ème position dans le classement), ce qui fait des Parisiens de petits trotteurs, comparés aux citoyens de Singapour qui font du 6,12km/heure.
Aussi insolite qu'elle soit, cette statistique dit assez bien ce que peut être la vie dans une grande ville au début du XXIème siècle: surtout ne pas flâner, mais atteindre son but le plus vite possible. Plus d'une fois, je me suis moi-même surprise à marcher à grande allure, doublant sans vergogne les piétons plus lents, mamies en goguette, jeunes pères au landeau, papies à caniche, ceci alors que rien ne me pressait vraiment, simplement comme ça, par habitude, pour me conformer à la trépidation ambiante, accro à ma propre vitesse, ayant l'impression de perdre scandaleusement mon temps si je ralentissais. Au moment où je m'en rends compte, je me trouve un peu pitoyable...mais je continue. C'est ainsi.
Même dans une ville inconnue, où je me trouvais de passage, aller vite était une manière de ne pas passer pour une touriste, de se fondre dans la vie de la cité. Absurde? Sûrement. Il n'est pas impossible aussi que j'aie pris cette habitude pour me prémunir des personnes plus ou moins collantes qui accostent le flâneur, et plus encore la flâneuse, flâner étant souvent pris pour un signe de disponibilité à l'autre. Hypothèse féministe: quand on est une jeune femme, on achète sa tranquillité en pressant le pas. Les scientifiques ont-ils mesuré l'allure moyenne des femmes et celle des hommes? Je l'ignore, mais ce pourrait être une donnée intéressante.
Je remarque que lorsque je suis en compagnie, je marche nettement moins vite. La vitesse serait une manifestation pathologique de la solitude - ou tout du moins de l'individualisme?
Et pourtant, c'est bien collectivement que nous accélérons. J'aime assez l'hypothèse de François H. , banquier dans une "célèbre banque d'affaires", rapportée par Christian Gatard dans "Le peuple des têtes coupées" et dans "Bureau d'études". Selon François H. "l"Histoire - économique, sociale, culturelle et en l'occurrence financière - vient de connaître une dangereuse accélération et le monde entre dans une phase de décélération. Obligatoire, inéluctable. Sous peine de déflagration universelle." L'accélération a continué, force est de constater, mesures scientifiques à l'appui. Plus le monde accélère, plus les piétons hâtent le pas. CQFD. Se pourrait-il qu'en période de récession, nous ralentissions enfin l'allure de notre marche? A toute chose malheur est bon, disait ma grand-mère.
Quoiqu'en relisant Montesquieu (savoureuses Lettres persanes!), je me demande si nous n'aurions pas tort de faire de la vitesse urbaine un mal contemporain:
"Tu ne le croirais pas peut-être: depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français: ils courent; ils volent. Les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour, et un autre, qui me croise de l'autre côté, me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues." (lettre 24, Rica à Ibben, à Smyrne)