La vengeance du Pied Fourchu : 40

Publié le 19 décembre 2008 par Porky

Depuis une bonne heure déjà, le repas était prêt, la table dressée, et Marie était toujours seule. Où étaient passés Missia et Arnaud ? A la sourde irritation qui s’était emparée d’elle pendant cette attente qui n’en finissait pas succéda bientôt une vague inquiétude. En retard, oui, c’était bien dans leurs habitudes. Mais pas à ce point là. Elle retourna vers l’âtre, souleva le couvercle de la marmite qu’elle avait posé à côté du feu afin d’éviter que son contenu ne brûlât. Allait-elle se mettre à table sans plus attendre ses enfants ? Non, pensa-t-elle en se redressant. Elle saisit un châle posé sur le dossier d’une chaise. Je vais au village. Peut-être quelqu’un saura-t-il où ils sont.

A peine avait-elle fait trois pas qu’elle s’immobilisa, pétrifiée d’horreur. Elle voyait, devant ses yeux, là, à la place de la table, elle voyait la cabane d’Asphodèle et devant la porte, Martin, évanoui, le visage en sang. Elle pressa ses poings sur ses lèvres, émit un gémissement d’épouvante. Puis elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, l’affreuse apparition était toujours là. Et soudain, derrière elle, une voix de femme. On eut dit celle de Sigrid, en plus désincarnée. « Va chercher des hommes, vite. Il faut le secourir ou il va mourir. » Elle se retourna. Personne. La vision persistait. Si elle s’avançait encore un peu, elle entrerait à son tour dans ce tableau à trois dimensions. Une plainte s’échappa des lèvres de Martin. Instinctivement, elle se précipita vers lui ; la table arrêta sa course et elle s’effondra dessus avec un cri de douleur. Plus de Martin, ni d’esplanade rocheuse. Simplement l’intérieur de sa maison, et elle, grotesque, affalée sur cette table dans une position pour le moins inattendue. « Dépêche-toi. Il va mourir faute de soins. » La voix, encore… Alors, se redressant, elle se précipita à l’extérieur et courut vers les premières maisons du village.

La créature qui avait été Martin avait cessé sa danse démente. Accroupi sur le sol, elle fixait à présent la jeune fille de ses yeux rouges, dans lesquels scintillait une joie malsaine et délirante. Bravement, Missia essaya de soutenir ce regard mais ne le put bien longtemps. Alors, elle rampa vers Arnaud, toujours évanoui, souleva la tête du jeune homme et la posa sur ses genoux. La créature émit un croassement étrange et leva le bras, comme pour frapper sa prisonnière. Mais lorsqu’elle vit que Missia se bornait à caresser le visage de son frère, sans tenter de fuir, elle se calma et replongea dans une totale immobilité.

Missia essayait de réfléchir, de toutes ses forces. En vain. Elle n’avait aucune arme pour contrer l’ennemi. La statue de la Vierge avait été cassée, le flacon d’eau bénite dormait dans un tiroir de sa chambre –à moins que son double ne l’ait lui aussi fracassé. Il ne fallait compter sur aucune aide humaine, d’ailleurs, qu’aurait pu faire un simple mortel contre des forces aussi puissantes et aussi redoutables ? Peut-être prier suffirait-il. Mais, à sa grande horreur, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de se souvenir des mots des prières qu’elle connaissait. Impossible même d’envisager de les réciter. C’était comme si une barrière de fer était tombée dans son cerveau, empêchant toute possibilité d’avoir recours aux pouvoirs divins. « Je suis bien en enfer », songea-t-elle et un désespoir infini l’envahit, si fort, si atroce, qu’elle se mit à pleurer. La vue de ses larmes provoqua chez la créature quelques sautillements de joie. Et ce spectacle sembla lui avoir donné quelques idées car elle se mit à rire et rompit soudain le silence dans lequel elle s’était enfermée. « Tu sais que celui dont j’ai pris l’apparence est en train de mourir, tout seul, dans son trou », commença-t-elle. Missia releva la tête, la dévisagea avec horreur. « Tu ne me crois pas ? continua la créature. Regarde. Je vais te faire voir un petit aperçu  de son agonie. » Et à la place du lac noir et des flammes géantes, il y eut tout à coup le chemin de montagne, la crevasse où Martin avait été précipité… Vide. « Où est-il ? » cria Missia tandis que la créature émettait un grognement strident et se levait d’un bond. Le paysage montagnard disparut. La colère du séide infernal ne semblait plus avoir de bornes. « Où est-il ? s’écria-t-elle, reprenant à son compte la question de Missia. Je l’avais laissé là, mort, ou presque ! Pourquoi n’y est-il plus ?... » A la frayeur de voir cette créature dantesque laisser libre cours à sa rage se mêlaient chez Missia le soulagement, la joie, et, de nouveau, enfin, l’espérance. L’ennemi avait été trompé. Quelqu’un avait dégagé Martin du piège de rochers où il avait été jeté. Cette perspective rendit à la jeune fille toute sa combativité. « Il t’a échappé, dit-elle avec un petit rire. Il ne mourra pas, lui, vous ne l’aurez pas ton maître et toi. Bave, bave, vieux crapaud racorni ; tu ne me fais plus peur. »

Depuis un moment, déjà, elle sentait près d’elle une grosse pierre qui ne demandait qu’à devenir un projectile. Son mouvement fut si rapide que la créature n’eut pas le temps de réagir. La pierre se transforma soudain en arme et fut lancée d’une main si sûre et avec une telle violence qu’elle atteignit le démon à la tête et lui fit perdre l’équilibre. Sa danse rageuse l’avait amené trop près du bord. Il bascula dans les eaux lugubres du lac et les flammes se jetèrent sur lui.

« Bon débarras, dit une voix derrière elle. Il me gênait plus qu’autre chose et sa maladresse devenait vraiment trop lourde à supporter. Merci, ma chère, de m’avoir épargné l’effort de le détruire. Vous serez une précieuse recrue, j’en suis certain. »

(A suivre)