A propos de l’exposition actuelle de Lee Miller au Jeu de Paume (jusqu’au 4 janvier), la journaliste du Monde avait critiqué le fait que ses photos d’Allemagne en 1945 ne soient présentées que dans des magazines, et non pas dans des tirages exposés aux murs(édition du 23 octobre 2008, si le lien ne fonctionne pas pour les non-abonnés); c’est d’ailleurs le seul article que ce journal a choisi de consacrer à l’exposition, à part un portfolio sans commentaires critiques. Ayant récemment vu, avec Diane Arbus, l’intérêt d’exposer les photos de magazine dans leur jus, donc en montrant les magazines eux-mêmes plutôt que les tirages, j’ai voulu aller revoir l’exposition au Jeu de Paume.
Dans cette section, les seuls tirages au mur sont anecdotiques (Lee Miller dans la baignoire d’Hitler). Les photos de reportage d’Allemagne dans le magazine Vogue sont présentées sous trois formes : une vitrine avec trois magazines (Juillet 1945 et deux fois Juin 45) ouverts sur des doubles pages (un quatrième magazine porte sur un autre sujet); une reproduction murale de six doubles pages, dont deux ont un rapport avec la guerre (les deux doubles pages de Juin 45 déjà montrées sous vitrine); et le fac-similé du
Feuilleter le Vogue de Juin 1945 est une étrange expérience. Après une centaine de pages de publicité vantant gaines, bas et parfums, on arrive à un cahier central de célébration de la victoire alliée. Ce cahier est sans doute un ajout tardif, puisque des pages y sont numérotées de 102/a à 102/j. Il comprend 17 pages au total dont 4 double pages avec photos et textes de Lee Miller:
- ‘Germans are like that’, avec, en face d’une page de texte, ce montage quadrillé à la Brecht juxtaposant enfants allemands joyeux et bien nourris et tas de cendres d’os veillé par des hommes squelettiques en pantalons rayés, dont la tête est coupée hors champ, puis contrastant un village bien rangé (’orderly’) et des fours crématoires tout aussi bien alignés (cette double page est aussi présentée dans la vitrine et au mur);
- ‘Nazi Harvest’, une série de huit photos sur les représailles contre les Allemands.
Il est frappant de voir à quel point la mise en page, le montage sont cruciaux : opposition en carré, débordement sur la page voisine dramatisent l’effet de l’image.
Plus loin en continuant de feuilleter les 220 pages de Vogue, on trouve, au milieu des publicités, des nouvelles de la scène artistique parisienne (avec la découverte d’un jeune chanteur de 22 ans nommé Serge Reggiani) et un long article sur les difficultés de trouver des domestiques fiables et compétents : la vie ordinaire, paisible, loin des camps, loin des horreurs de la guerre.
On retire donc de cette présentation une impression assez étrange. Certes il est formidable de voir ces photos telles qu’elles ont alors été découvertes, avec les textes qui les accompagnaient, la mise en page, le contexte. Mais justement ce contexte dérange; alors que, pour Diane Arbus, c’étaient les photos qui dérangeaient, troublant délibérément la sérénité luxueuse d’Esquire ou de Harpers’, ici, avec Lee Miller, l’indifférence du monde évoqué par le magazine Vogue semble à peine troublée par ces photos d’horreur, dont on se demande comment elles ont affecté la ménagère américaine de base. D’ailleurs, dans le numéro suivant, avec ‘Hitleriana’, Lee Miller reviendra à un traitement plutôt anecdotique de l’actualité, une approche plus légère, le récit des soldats pilleurs avides de souvenirs, traitement qui est en fait assez cohérent avec sa photo nue dans la baignoire du Führer.
L’intérêt principal de cette conception d’exposition me semble donc être dans ce dérangement qu’elle induit et qu’une présentation plus muséale de tirages aux murs n’aurait sans doute pas accompli.