La récente affaire de la réincarcération de Jean-Marc Rouillan m’a donné à réfléchir. J’ai repensé à une autre affaire, où le même problème est posé dans des termes un peu différents.
Février 1987. Je plonge dans la nuit, trouée de lumières glaçantes. Dans ma tête enflent les galops des troupes de Kubilaï. Les navires mongols cinglent vers Cypango (“le pays de la racine du jour”, soit le Soleil Levant) avant d’être mis en déroute par le “vent divin” (Kamikaze) d’un typhon. Marco Polo, conseiller prestigieux de Kubilaï Khan, arrive discrètement dans la cité des Doges, déguisé en mendiant, et vide les doublures de ses haillons pleines de rubis et de joyaux, devant les patriciens vénitiens stupéfaits. En ce temps-là, le bouddhisme, était religion d’Etat de la Chine Médiévale. Pékin s’appelait alors Khanbalik. Les Portugais tournaient leur proue vers l’Asie et le royaume imaginaire du Prêtre Jean…
Depuis quelques mois, je suis une option assez décalée dans mon cursus universitaire. Ce cours, “La Chine Médiévale”, des Tang (époque des Carolingiens chez nous) aux Ming (balayés par les Mandchous en 1644), était proposée par Bernard Chevalier, historien du Moyen-âge, aujourd’hui professeur retraité de l'Université François Rabelais de Tours. J’ai parlé avec lui au téléphone il y a quelques jours. Il m’a expliqué pourquoi il avait conçu cette option : « Je ne voulais pas que nos étudiants soient cantonnés à l'étude de l'Occident et de la France. Se plonger dans une civilisation totalement différente permet de reprendre son jugement sur la nôtre. ». Toute la différence entre les têtes bien pleines et les têtes bien faites...
Si je l’ai appelé, c’est pour qu’il me raconte une autre histoire, tout aussi exotique. Dans les années 80, à la prison de Saint-Maur, près de Châteauroux, un service d'aide aux détenus permettait à ceux qui le souhaitaient de suivre des études supérieures. Des collègues de Bernard Chevalier se rendaient sur place pour faire passer les examens. Un jour, ceux-ci lui signalent qu’il y a, parmi ces “étudiants”, un prisonnier dont l’excellence du travail le place au dessus du lot. Ce détenu, si assidu aux études, c’est Philippe Maurice, dernier condamné à mort français, gracié par François Mitterrand le 25 mai 1981, quasiment le jour de son entrée en fonction.
Philippe Maurice passe sa licence d'histoire en 1987 à Saint-Maur. Le 18 octobre 1989, il soutient sa maitrise d’histoire du Moyen-Âge à Yzeures-sur-Creuse, où il a été transféré. « Ça s’est passé une sorte de salle de spectacle, se souvient Bernard Chevalier, en présence de surveillants, d'éducateurs, de deux professeurs, Christine Deluz et moi-même, et de deux étudiants tourangeaux tenant lieu de public, pour la bonne forme. » Dans une ambiance carcérale peu propice, Maurice apprend le latin, un peu d’occitan, la paléographie, le droit… On lui fournit des archives microfilmées, avec l'appareil pour les consulter. Un visiteur de prison, directeur des archives départementales, le met en contact avec le responsable des archives notariales de Lozère, car il a fixé son intérêt sur l'histoire du Gévaudan. Il passe ensuite son DEA.
« Jamais on ne parlait de sa situation pénale, ou de ses conditions d'incarcération. On le voyait deux fois par an, dans la salle dévolue aux visites des avocats. On lui parlait comme à un étudiant ordinaire.» Une seule fois, Philippe Maurice se laisse aller à des confidences : « J'ai beaucoup changé. mais l'Administration Pénitentiaire ne le sait pas. Et comment pourrait-elle le savoir ? » Sa mère lui photocopie les livres dont la communication lui est interdite. Comme ses études l’empêchait de travailler, sa marraine subvient à ses besoins, pour qu’il puisse “cantiner” (acheter le nécessaire : savon, dentifrice, etc.) et payer les échéances de l'indemnisation de la famille de la victime (qui court encore aujourd’hui).
En 1990, on le transfère à la prison de Caen, centrale spécialisée dans les détenus dits “tranquilles, essentiellement des délinquants sexuels (“pointeurs”, en langage carcéral) qu’on isole ici. Le 18 décembre 1995, Philippe Maurice est conduit menotté et sous escorte policière à l'Université de Tours. Devant une centaine de personnes et quelques journalistes (ils ont interdiction de le photographier autrement que de dos), il soutient sa thèse, “La Famille en Gévaudan au xve siècle, d’après les sources notariales (1380-1483)” et décroche une mention «très honorable». Claude Gauvard, membre éminente du jury présidé par Bernard Chevalier, aura cette formule : « A vous lire, on devient très intelligent.…». Le livre de sa thèse sera publié plus tard avec une préface de Robert Badinter.
Un comité de soutien demande sa libération conditionnelle fait jouer ses réseaux et embarque quelques historiens prestigieux (Jaques Le Goff, Jean Favier…). Bernard Chevalier note pudiquement que certains refusèrent d'y participer. On déniche un poste de vacataire au Département d'Archéologie, car Philippe Maurice doit avoir un emploi pour être libéré. Les lettres de demande libération conditionnelle à la Chancellerie se multiplient. « Aucune réponse : même pas un accusé de réception». Car si Philippe Maurice n'est pas un enjeu pour l'opinion, il l'est pour les politiques, qui se méfient de la réaction des syndicats de police.
Le 4 novembre 1999, Philippe Maurice bénéficie d’un régime de semi-liberté, travaillant la journée et allant coucher à la prison de Tours le soir. En 2000, Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, signe sa libération conditionnelle. Philippe Maurice est maintenant chercheur à l’EHESS.
Morale(s)
Le cas Philippe Maurice est exceptionnel. Tout condamné à de longues peines n’a pas un tel parcours, une telle opiniâtreté à faire valoir pour justifier son élargissement. Si son parcours universitaire hors norme a joué un rôle considérable dans sa libération, il est toutefois important de rappeler qu’il a longtemps été considéré comme un détenu rebelle, et qu’il a toujours mené ses études indépendamment de toute espoir de sortie.
Ce qui interroge le plus, c’est cette idée des Justes et du mérite. Selon cette idée, il faudrait de bien bonnes raisons pour libérer ces hommes ou ces femmes, et des âmes charitables pour faire bouger les choses et faire accepter ça à l’opinion. Eh quoi, avons-nous toujours besoin d’un Voltaire pour réhabiliter Calas, ou d’un Reinach pour libérer Dreyfus ? Ne devrions-nous pas nous même nous mêler de ce qui nous regarde pour imposer à la société de se grandir en tournant la page, quel que soit le profil du détenu, méritant ou pas ?
Je laisse le dernier mot de cette histoire à Bernard Chevalier : « Pour une fois que nos études érudites servent à la réhabilitation d'un homme…»
Photos : Pedro Ruiz/ledevoir.com, wikipedia, Ministère de la Justice, archives de Lozère