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La bouche-dégoût de Castellanos Moya. Sur Le Dégoût.

Publié le 18 décembre 2008 par Fric Frac Club

La bouche-dégoût de Castellanos Moya. Sur Le Dégoût.Dans le registre de l'exécration de la Nation, du pays natal, du peuple frère, du concitoyen, on connaît quelques fameuses langues de feu. On ne citera que Thomas Bernhard, car c'est le nom emprunté à l'écrivain autrichien par le personnage principal du texte, le plus puissant probablement, de l'écrivain hondurien ayant longuement vécu au Salvador, Horacio Castellanos Moya : Le Dégoût (El Asco). Paru aux Allusifs en 2003, déniché (et traduit) par Robert Amutio, ce monologue de 98 pages est un des textes les plus décapants de ma bibliothèque. Relu récemment, afin de doubler la lecture de La où vous ne serez pas paru en septembre de cette année chez le même éditeur, il ne m'a pas semblé avoir perdu un milligramme de sa violence, de sa virulence, de sa hargne, de sa force à dire l'écœurement face à l'ignorance, à la bêtise et à la dégradation du goût de l'homme.

Le Dégoût consiste en un discours rapporté, dialogue à sens unique, qui assomme l'interlocuteur (" Moya ", double de l'auteur, ainsi que le lecteur qui le reçoit) de ratiocinations écœurées, de répétitions expectorées, de crachats méprisants de langage, de souffles dégoûtés et nauséeux de l'intelligence face à l'abêtissement et à l'acculturation généralisée d'un pays et d'un peuple pour lequel le narrateur ne considère avoir rien en commun.

Edgardo Vega doit revenir à San Salvador, où il est né (comme une malédiction), régler des affaires de succession après le décès de sa mère. Il n'y avait pas mis les pieds depuis dix-huit ans et pensait ne plus jamais y retourner. Il avait quitté dans un exil définitif ce pays, vers Montréal, avant même la guerre civile qui a produit plus de 100 000 morts dans les années 1980 à 1992, il n'a pas fui ce pays pour des raison politiques, idéologiques, économiques ou autre, il est parti parce qu'il lui " a toujours paru la pire sottise de croire que le fait d'être salvadorien puisse présenter un intérêt quelconque ", parce " qu'il n'y avait rien de plus cruel et d'inhumain qu'avec la quantité d'endroits qu'il y a sur la planète ce soit précisément dans ce coin que moi je doive naître, je n'ai jamais pu accepter, alors qu'il existe des centaines de pays, que ce soit dans le pire de tous, dans le plus stupide, le plus criminel des pays, qu'il me soit revenu à moi de naître, ça je n'ai jamais pu l'accepter ".

Il a donné rendez-vous à Moya à la brasserie de Tolin, La Lumbre, dont le goût est encore sûr en fin d'après-midi, " le seul endroit où je me sens bien, le seul endroit correct ", où il peut boire deux whiskys et écouter du jazz, ou même passer un disque, le Concerto en si bémol mineur pour piano et orchestre de Tchaïkovski, que le lecteur aura le loisir d'entendre en arrière fond de ses imprécations tout le temps des deux heures passées à revoir son ami Moya, écrivain dont l'ambition lui semble être de produire de la littérature, la seule personne qui peut l'écouter et la seule qui mérite bien son conseil : se " tirer de ce cloaque ".

Ainsi tout y passe. Aucun aspect d'El Salvador n'est épargné : tout dégoûte Vega, " un gigantesque dégoût ".

Je n'ose en dresser l'inventaire dans le détail, tant chaque petite portion élémentaire de ce qui constitue une identité salvadorienne le fait vomir. Tout respire la bêtise et l'ignorance crasse, tout suinte la cruauté et la méchanceté primaire. La bière, la nourriture, la musique, l'université, la fête, la famille, l'économie, la politique, la religion, l'éducation, les gens, la littérature, l'histoire, le langage... qui, à son sens, ne correspondent pas aux définitions communément admises dans un pays un tant soi peu civilisé, ces éléments de la culture salvadorienne ne reflètent en rien une culture dont on aurait l'habitude, historique : " Je ne connais aucune culture, Moya, écoute-moi bien et souviens-toi que ma spécialité consiste à étudier les cultures, je ne connais aucune culture qui ait porté comme celle-ci à de tels niveaux la dégradation du goût, je ne connais aucune culture qui ait fait de la dégradation du goût une valeur, dans l'histoire contemporaine aucune culture n'a transformé la dégradation du goût en sa valeur la plus haute et la plus prisée, me dit Vega. "

El Salvador a perdu (s'il l'a jamais eu selon Vega) la moindre once de raffinement et de sensibilité qui eut pu faire de lui, à vrai dire, une Nation avec une histoire, un peuple, une culture. " San Salvador est horrible, et les gens qui y habitent sont pires encore, c'est une race pourrie, la guerre a tout détraqué, et si cette ville était déjà abominable avant que je me tire, si elle était déjà insupportable il y a dix-huit ans, maintenant elle est à vomir [...] où seuls peuvent vivre des gens réellement sinistres, ou stupides... "

A chaque page, Vega conchie cette Nation sans nation, agglutinat d'egos militaires dont " l'idéal de vie est de devenir sergent " ou manager d'entreprise. Bref, perplexité et écœurement absolus face à ses congénères, dont le premier, son frère qui l'accueille pour son séjour et envers lequel le dégoût est probablement le plus virulent, envers lui, sa femme, sa famille et son ami le " nègre " Juancho, alcoolique grossier, avec lequel il va passer la pire soirée de sa vie, une soirée où ils sont sensés " aller tirer un coup ", occupation classique et ludique, consistant à boire des bières dans un bar, draguer en disco et payer quelques putes dans un lupanar sordide, alors que patientent femme et enfants à la maison. La fin du monologue qui raconte cette mésaventure incroyable de Vega est pétri d'un humour crépusculaire et sale qui n'est pas sans évoquer les images d'un Vuillemin. Si l'on est pas écœuré comme Vega : " J'ai vomi, Moya, la vomissure la plus immonde de ma vie, la plus sordide et répugnante manière de vomir que tu puisses imaginer, parce que j'étais un type en train de vomir sur une vomissure, parce que ce lupanar était une énorme vomissure mêlée de sperme et d'urine. C'était vraiment indescriptible, Moya, rien que de m'en souvenir mon coeur se soulève. ", il s'agit d'un humour, noir, pour le lecteur, car Vega, au bord de l'apoplexie et de la crise nerveuse manque de perdre son passeport, ce qui le condamnerait à prolonger indéfiniment son séjour dans cet enfer, retour du tragique qu'il avait tenté de fuir en s'exilant, en changeant de nom et de nationalité, retour de la malédiction originelle à laquelle il échappe de justesse en retrouvant le papier salvateur, sa seule clef pour repartir à l'autre bout de ce monde de l'ignorance.

La bouche-dégoût de Castellanos Moya. Sur Le Dégoût.
Edgardo Vega est aussi raffiné et cultivé que El Salvador le dégoûte. On aura noté qu'il préfère un bon whisky à la " bière diarrhéique " salvadorienne et qu'il n'est apaisé qu'en écoutant Tchaïkovski dans un endroit vide de monde. La verve de Vega est emballée, itérative et expéditive. Elle n'est jamais vulgaire (Vega se plaint de la vulgarité des salvadoriens, mettant le mot " merde " à toutes les sauces et toutes les phrases) et bien qu'il y ait cette impression d'impulsivité, d'instinct, de non retenue de la langue, il est évident que le texte est très écrit et comporte un rythme propre, une recherche de la langue qui crée un effet, une voix. Il est assez fascinant de voir comment Castellanos Moya parvient à construire une psychologie en béton par le seul fait d'une voix. Le dégoût est authentique parce que la langue même de Vega rechigne à se salir dans un registre de langue vulgaire, ou simplement familier. A aucun moment, surtout dans sa langue et dans sa voix, Vega ne permet qu'on l'assimile à l'objet de son dégoût. Castellanos Moya impose cette distance à son personnage qui de fait impose au lecteur de se placer du côté de Vega, sous peine d'être lui aussi objet du dégoût. Oui, malgré les atrocités dites par Vega, et probablement sa mauvaise foi aux moments les plus emportés, on est en accord avec lui : Vega ne fait pas que broyer dans le mépris ce pays, El Salvador, il combat la bêtise, universellement humaine, par la seule méthode réellement efficace (et évidemment moralement intenable) qui n'est ni la démocratisation de la culture, ni la constitution d'une élite, mais la séparation radicale de l'ignorance et de l'intelligence.

Voilà la vérité, Moya : la stupidité, on ne peut en venir à bout qu'en l'arrachant d'un seul coup.

Une telle phrase est probablement plus politique encore que les diatribes contre les personnages politiques du livre (qui visent les personnalités réelles du gouvernement salvadorien), contre El Salvador. Elle est un nœud dans la gorge de Vega, le dépassement de sa rationalité, l'emportement de son émotion, l'instinct qui parle au delà de toute logique et réflexion : le retour à la barbarie au-delà la culture. Une phrase telle aussi typiquement fasciste vient ondoyer et vibrer dans tout son discours et sa voix, et happe en trou noir tout le dégoût accumulé et pourtant maîtrisé. C'est probablement cette faiblesse de Vega qui se cache dans tout le monologue et l'on veut bien envisager, comme le personnage Moya, ne rien dire ou ne rien répondre, ne rien pouvoir répondre à cela car il s'agit d'une autre voie sans issue que celle de l'ignorance. Écouter se dérouler l'amertume du monde, l'exécration des semblables dans une logorrhée littéraire jubilatoire, cela sans intervenir et même en ressentant quelque plaisir, cache aussi ce qu'annonçait dans un jeu de paratexte le début du livre, l'avant-propos :

Edgardo Vega, le personnage principal de ce récit, existe : il vit à Montréal sous un autre nom - un nom d'origine saxonne qui n'est pas celui de Thomas Bernhard. Il m'a fait part de ses opinions de manière assurément plus outrée et plus crue qu'elles n'apparaissent dans ce texte. J'ai voulu atténuer quelques-uns de ces jugements qui sinon auraient scandalisé certains lecteurs.

L'avant-propos contient-il une vérité ? Peut-on croire qu'Edgardo Vega existe, ou l'auteur se joue-t-il de nous, pour se protéger (rappelons qu'il reçut des menaces de mort à la parution de son livre, il a probablement pu penser se protéger dans la fiction, pour ne pas heurter les " lecteurs sensibles ") ?

Assurément oui, nous devons le croire, Vega existe. Il s'agit, sinon d'un homme résidant à Montréal, de tout homme, de l'auteur, du lecteur. Vega existe et le " lecteur scandalisé " aussi. Et cela signifie que la culture peut ne pas sauver de la cruauté et de la bêtise, quand bien même elle permet d'échapper à l'ignorance. Question philosophique lourde à laquelle je ne m'essaierai pas aujourd'hui, mais qui me semble au cœur du livre, comme un écho romanesque aux enquêtes d'Hannah Arendt, pour ne citer qu'elle. Le dégoût comme moteur de la cruauté, et dans sa forme excessive comme une chose opposée à l'intelligence, alors qu'elle provient d'une culture raffinée.

Le lecteur qui ne parvient pas à entrer dans le jeu de Vega subit, du point de vue de Vega, son exécration. Celui-ci est cuit d'avance. Le lecteur qui joue le jeu, et de surcroît ne peut qu'apprécier la langue et l'excès de dégoût (parce que Castellanos Moya crée une fascination de la langue qui dit une psychologie et un personnage fascinant, quand bien même ce dernier semble le plus antipathique et peut paraître tout aussi exécrable que n'importe qui), ce lecteur donc se retrouve dans une position délicate : accepter la position du personnage, ou être lui-même dégoûté par lui ! Je ne sais quelle position peut être la moins confortable moralement par ce qu'elle implique, mais il est évident que dans les deux cas, le lecteur s'approprie cette fameuse " vérité " que je donnais plus haut en citation, même malgré lui.

Le Dégoût a ainsi ce pouvoir, cette fascination radicale, de rendre en quelque sorte son lecteur dégueulasse. On comprend comment un texte pareil peut gêner, scandaliser, outrer, au point de provoquer des réactions d'une bêtise insurmontable (comme une menace de mort, ou l'obligation pour son auteur de se tenir en exil). Le Dégoût qui dénonce le fanatisme (une formule de la bêtise) est une magnifique machine à le provoquer. Une machine très efficace et belle, parce que c'est une machine littéraire, parfaite, ce que peut rapidement perdre de vue le " lecteur sensible ". Parce que parfaite, elle confond et dépasse la réalité, et l'écrivain de s'en ronger les ongles, alors qu'il apporte probablement par ce livre, plus qu'une facile et semblante attaque politique par le biais de la fiction, une véritable et pesante question philosophique de morale (et de culture), valable pour tous les hommes, au travers du thème du dégoût culturel comme moteur de la détestation de l'autre dans un contexte, de plus, qui n'est pas celui fascisant d'une hiérarchie de cultures (Vega est trop malin pour cela) mais dans celui, démocratique et moderne, de l'acceptation de la différence culturelle comme richesse et nécessité, même si ou justement car cette culture exécrée " a transformé la dégradation du goût en sa valeur la plus haute et la plus prisée ".


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