Ce que l’on appelle les réseaux sociaux touche au corps de ce qui constitue le social, explique le philosophe Bernard Stiegler. Pour Aristote, ce sont les amis (la filia) qui fonde la base du social. Dans les technologies relationnelles avancées, on décrit d’abord son réseau d’ami en le déclarant – et donc en effectuant une sélection – qui transforme les réseaux sociaux dans lesquels nous étions déjà impliqué avant la technologie.
"L’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre", dit Aristote dans L’Ethique à Nicomaque. La Filia (qui désigne l’amitié, l’amour) est le "bien le plus précieux qui soit" pour les individus, mais aussi pour les sociétés, car elle en constitue le principe même, en tant que pouvoir de liaison capable de former des solidarités qui constituent des trames relationnelles. Or les "amis" sont la marque de la procédure relationnelle qu’impose Facebook. Sur Facebook : on déclare, on formalise et on publie (on rend public) ses amitiés. Bien sûr, la déclaration publique de l’amitié a une valeur performative, qu’on pourrait critiquer, puisqu’elle oblige la relation. Car l’amitié ne se nourrit pas nécessairement de formalisme ni de publicité.
Peut-être y’a-t-il pourtant toujours une déclaration publique de l’amitié, s’interroge le philosophe, même si cette publicité est intime, relative, personnelle et semble informelle. Facebook a dépassé en août les 100 millions de membres. Facebook repose sur plusieurs fonctions, notamment sur l’établissement d’un profil : on se décrit à travers les relations. Bien sûr, le profilage est problématique, surtout quand il est utilisé par les publicitaires pour faire du marketing. Le principe néanmoins veut qu’on doive déclarer son appartenance sociale, à la manière d’un ethnographe : on doit faire de "l’auto socio-ethnographie".
Reste à savoir si ces technologies ne détruisent-elles pas le social tout en le formalisant ? En effet, un tel dispositif permet d’appliquer le calcul à l’existence, au risque de le détruire. Mais c’est à partir de ces calculs que sont nés les premières recherches sur les Social Networks ou celles de Claude Levi-Strauss, en révélant les relations cachées par lesquels se constituent les relations sociales. Finalement, le droit formalise des règles sociales réflexives. La cité ou la nation, reposent sur une technologie de déclaration des relations formalisé par l’écriture, comme l’Etat-Civil.
Si l’écriture est un régime d’individuation qui renforce les liens sociaux, elle peut aussi conduire à un processus de soumission qui conduit à un processus de désindividuation. Foucault, en examinant la société disciplinaire, expliquait comment celle-ci consistait justement à documenter les individus. "L’examen fait entrer l’individualité dans un champ documentaire" qui le fixe (cf. Surveiller et Punir). La grande question n’est pas tant du contrôle policier de nos profils et de nos réseaux, mais de leur utilisation marketing, qui risquent de nous conduire à une servitude assistée par ordinateur. Ce que Stiegler appelle le "psycho-socio pouvoir". Les réseaux sociaux ne se réduisent pas à la police ni au marketing, prévient-il et il ne faut diaboliser ni l’un ni l’autre, car nous avons besoni de la police comme du marketing. Mais la grammatisation est tout de même là. La grammatisation entendue comme le processus de formalisation et de discrédisation qui permet des opération de calcul et de contrôle. "Comme tous les processus de dramatisation, les réseaux sociaux sont pharmacologiques" : c’est-à-dire qu’ils sont à la fois le poison et son remède, ils permettent l’individualisation et son contraire.
C’est peut-être cette question qu’il faut creuser, explique alors le philosophe en proposant un programme de recherche sur la transindividualisation des réseaux sociaux. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui vécus comme un poison avant d’être un remède. Or, il s’agit d’inventer l’avenir des réseaux sociaux, dans et avec les réseaux sociaux. De les comprendre pour savoir s’ils peuvent devenir des agents de la réflexivité.
De nouvelles civilisations industrielles font jour avec leurs nouvelles catastrophes, psychiques, sociales et individuelles. La famille, l’école, la citoyenneté, les relations de voisinages se délitent du fait des excès des psychopouvoirs (médias, capitalisme culturel, etc.) qui conduisent à une désindividuation psychologique et collective. La destruction des relations intergénérationnelles, la capture des l’attention psychique et sociale (qui fondent pourtant l’urbanité, la civilité, la civilisation que nous partagerons) par les industries culturelles sont la marque de la mutation des techniques de formation et de captation de l’attention. Les réseaux sociaux participent de ce qui créé des processus de destruction du social, mais sont aussi la seule voie pour développer de nouvelles formes de construction du social.
Facebook et autres, sont des réseaux non-sociaux qui viennent suppléer le manque de relation sociale, comme les jeux viennent suppléer le manque de relations individuelles. Mais ils portent avec eux une bonne nouvelle. Ils montrent que la jeunesse veut s’individuer, échanger, et pas seulement consommer, comme le montre l’essor du P2P. Les espaces publics que forment les réseaux sociaux technologiques permettent aussi de rompre avec les réseaux télévisuels. L’adolescent veut développer son propre réseau social et relationnel.
Oui, les réseaux socio-technologiques ne suffisent pas à construire les groupes sociaux : il faut réfléchir à l’agencement des réseaux socio-technologiques avec les groupes sociaux. Nous avons besoin que les réseaux socio-technologiques deviennent intergénérationnels, concernent pas seulement une classe d’âge mais toutes les classes d’âges. Le philosophe ne doute pas que la grammatisation des réseaux socio-technologiques va intégrer peu à peu tous les réseaux sociaux. Les adultes doivent regarder avec responsabilité le développement de ces réseaux et y participer. Les groupes intergénérationnels doivent pouvoir s’y rencontrer.