Henry-Louis Mermod, éditeur de Michaux, Ponge, Roud et Jaccottet (un article d'Alain Paire)

Par Florence Trocmé

Voici déjà longtemps, entre 1928 et 1962, Henry-Louis Mermod fut en Suisse Romande un éditeur sans pareil. Il s'écrivit à propos de "cet apparent oisif " qu'il "éditait les plus agréables petits livres de ce siècle". Diffusées au début de l'été 2008, les 416 pages du quatrième cahier de la revue Tra-jectoires restituent impeccablement les apparitions sur la scène littéraire d'un mécène merveilleusement inventif : Mermod se disait "beaucoup trop paresseux pour faire ce qui l'ennuie"

Fantaisie
La brassée de témoignages distillée dans cette volumineuse revue raconte avec allant et liberté qu'Henry-Louis Mermod, industriel au visage "poupin et rebondi", faisait montre dans la vie quotidienne d'une solide appétence, d'un humour et d'une étourderie quelquefois déconcertants. Fantaisie était le nom qu'il avait choisi pour désigner les glycines et les dépendances de la vaste maison qu'il avait aménagée en bordure de lac afin de recevoir ses proches et d'abriter ses collections de manuscrits, de livres et de tableaux. Porteur de chapeaux de feutre moyennement mous et d'une grosse tête d'oiseau - Pablo Picasso disait de lui qu'il était un 
"pinsonet" -  pourvu à l'instar de Gaston Gallimard de nœuds papillon, ce gentleman lausannois, spécialisé en compagnie de trois de ses frères dans la production et la vente de l'aluminium, fréquentait les grandes capitales de l'Europe, disposait "dans une vaste mesure" d'argent et de temps et conduisait des voitures de luxe tout à fait impressionnantes : entre autres, une Buick de belle allure dont les poches étaient fastueusement remplies de boîtes de chocolats. Parmi les cimaises de son domaine on apercevait au gré de ses engouements, de ses achats et de ses ventes, plusieurs merveilles : une aquarelle de Cézanne, des paysages de Camille Corot et d'Henri Matisse, une Vache de Jean Dubuffet, une vertigineuse composition de Louis Soutter, des croquetons et des natures mortes de Félix Vallotton, des travaux de son compatriote Auberjonois ainsi que de nombreux tableautins de Raoul Dufy qui fut l'un de ses contemporains préférés.

Entre Sebald et Cingria
Toutes proportions gardées, Amaury Nauroy, le responsable de Tra-jectoires, aura tracé sa réjouissante biographie d'Henry-Louis Mermod à la manière d'un roman de W.G. Sebald. Avec des reproductions de dessins et de photographies, des détours d'enquêtes et de nombreuses digressions, des entretiens ainsi que des témoignages émanant de quelques-uns des collaborateurs de la maison Mermod : Charles-Albert Cingria, Gustave Roud, Jacques Chessex, Gérard de Palézieux ou bien Philippe Jaccottet. A quoi s'ajoutent des documents moins immédiatement attendus : par exemple, des extraits du journal intime du collectionneur et marchand Jean Planque qui exprime son affection inconditionnelle pour l'habitant de Fantaisie, mais qui regrette infiniment de s'être fait souffler par un concurrent de Beyeler l'achat d'une pièce maîtresse de la collection Mermod, Le Cavalier bleu de Picasso. 
Immédiatement après les feuillets de Planque, on fait lecture d'une lettre de Florian Rodari adressée à Nauroy. L'éditeur de La Dogana explique avoir eu de tout temps le privilège de côtoyer parmi les livres des bibliothèques de sa famille les in-octavo de Mermod dont il apprécie particulièrement le fait qu'ils soient délicieusement protégés - "ultime libéralité" - par une feuille de pergamine. Parmi les petits volumes confectionnés par Mermod, à côté d'Apollinaire, de Pétrarque, d'Ungaretti ou bien du grand helléniste lausannois André Bonnard, Rodari se souvient volontiers de sa découverte d'une anthologie des dizains de Maurice Scève composée et préfacée par le meilleur des membres du comité de rédaction de l'après-guerre des Cahiers du Sud, Jean Tortel qui fut recommandé à Mermod par Ponge et Jaccottet. 
Mermod devint éditeur parce qu'il voulait réunir et fortifier des moyens pertinents pour aider Ramuz qui fut, jusqu'à son décès survenu en mai 1946, l'auteur dont il se préoccupa le plus constamment : contrat avait été passé pour que paraissent en Suisse Romande, une année avant Grasset, tous les livres de Ramuz dont Mermod entreprit également de publier les Œuvres complètes. Simultanément, pour partie grâce à la parution de l'hebdomadaire Aujourd'hui qui fut soutenu par Mermod, la Suisse francophone fut réveillée par ses initiatives. En témoigne l'édition effectuée en 2001 par L'Age d'Homme de courriers échangés avec Cingria qui eut vis à vis de  Mermod des réactions et des mouvements d'humeur contrastés - en janvier 1930, il revendiquait "le droit d'écrire merde" à son bienfaiteur - et qui publia sous son enseigne des Pendeloques alpestres, Le Seize juillet, Le Canal exutoire, Enveloppes ainsi que Le Bey de Bergame.
Mermod ne se contentait pas de publier des ouvrages admirablement typographiés (1). Il procurait à ses auteurs des subsides conséquents, comme le rappellent en seconde partie de la revue les 140 lettres de sa correspondance avec Francis Ponge qui, malgré divers mécomptes, caprices et déconvenues, lui exprimait volontiers sa gratitude : "je vous préfère à tout autre éditeur, pour des raisons certaines". Gustave Roud qui pour sa part publia sous l'enseigne de  Mermod Essai pour un paradis, Pour un moissonneur, Petit traité de marche en plaine, Air de la solitude ainsi que les deux premiers tomes de ses Ecrits, écrivait qu'il s'agissait d' "un homme tout animé du plaisir de la découverte"... "qui s'était forgé comme en se jouant, sans demeurer prisonnier de ses trouvailles, un style de présentation d'une élégance et d'une pureté toujours vivantes". Pour tenter de résumer les multiples ressorts et l'allégresse de cet infatigable personnage, Amaury Nauroy pointe une donnée cruciale qui pourrait être la clef de cette existence. Henry-Louis Mermod "ne pensait, ne vivait, ne respirait pas seul"  : "il avait choisi l'autre, sous quelque forme que ce fût, pour s'illustrer".

La période parisienne de Jaccottet
Edité dans la troisième partie de la revue, le catalogue raisonné des ouvrages édités par Mermod achèvera de convaincre ceux qui n'imaginaient pas l'importance et la diversité des rôles joués par ce mécène.
L’immédiat après-guerre lui permit de déployer pleinement ses talents de sourcier - du côté de la vente et de la diffusion (2), ses réussites furent malheureusement beaucoup moins éclatantes - . Tandis que les revues et les éditions suisses continuaient de développer avec moins d'urgence et de nécessité qu'auparavant les thématiques de la poésie de la Résistance, Mermod créait sa collection Le Bouquet - des formats de 16,9 cm x 12, avec en couverture un dessin de Matisse - où l'on découvre des recueils de première importance : entre autres,  L'œillet - La Guêpe - Le Mimosa de Francis Ponge, une pièce de théâtre d'Henry Bauchau, des traductions d'Hölderlin, de Rilke et de Novalis conduites par Gustave Roud, Les Chants de l'Innocence et de l'expérience de William Blake ou bien des poèmes de John Keats transcrits en français par Pierre-Louis Mathey. Dans une autre collection imaginée par Mermod, Les Cahiers Blancs (22, 5 cm x 15) on trouve également de grands textes comme Ici Poddema d'Henri Michaux, Le Carnet du bois de pin de Francis Ponge ainsi que le tout premier livre de Philippe Jaccottet, son  Requiem.
Entre Jaccottet et Mermod, la relation fut à la fois filiale et fructueuse. Le futur traducteur de Musil fit en 1947 ses premières armes de passeur lorsqu'il publia sa version de La Mort à Venise de Thomas Mann. Entre 1946 et 1953, pendant les saisons qui précédèrent son installation à Grignan, Philippe Jaccottet fut rétribué par Mermod pour qu'il puisse travailler à Paris et traiter une partie de ses affaires littéraires. Dans la collection du Bouquet, avant de publier La promenade sous les arbres, qui fut illustrée par sa compagne Anne-Marie Jaccottet, Jaccottet livra quelques autres traductions et préfaça un choix de poèmes de Françis Jammes. De plus, Mermod qui l'emmenait lors de ses passages (3) dans les meilleurs lieux de la capitale - une terrasse de café où il lia amitié avec Francis Ponge, l'atelier de Georges Braque ainsi que le théâtre où l'on joua les premières représentations de Fin de partie mis en scène par Roger Blin - lui confia la rédaction des notices biographiques des carnets de Dessins français qu'il rassembla avec le concours de René Huyghe et de Jean Cassou, à propos des XVIII°, XIX° et XX° siècles français. 

En bout de sommaire, un cahier de création 
Ce remarquable travail d'analyse et de recensement entrepris par la revue Tra-jectoires appellera vraisemblablement plusieurs compléments d'information qui ne touchent pas directement le registre de la poésie : par exemple, l'amicale relation de Mermod avec Colette dont il édita avec beaucoup de gourmandise plusieurs textes magistralement illustrés par Matisse, Marquet et Dufy, ne s'y trouve pas suffisamment évoquée. De même, à côté des grands formats qui furent consacrés aux Dessins français, on aimerait en savoir plus à propos de la gestation d'autres albums de dessins commentés par Cingria, Focillon, Ramuz, Ponge ou Tardieu, superbement édités par les soins de Mermod à propos de Constantin Guys, Cézanne, Modigliani, Picasso, Soutter et Toulouse-Lautrec.
Sans s'attarder davantage - il faut mentionner l'âge du capitaine - on indiquera que cette savoureuse évocation du parcours de Mermod est l'œuvre d'un audacieux directeur de revue de 26 ans qui ne manque pas d'humour et qui fait simultanément preuve d'une surprenante maturité. En cette occurrence, Amaury Nauroy ne se sera pas contenté de remplir un indispensable devoir de mémoire. Parmi les pierres de son tombeau d'Henry-Louis Mermod - "tombeau" est évidemment employé dans l'acception du tombeau autrefois musicalement érigé pour Rameau ou bien pour Couperin - il insère également les précieuses pièces d'un cahier de création : entre autres, des fragments de Pierre Chappuis, des poèmes de Pierre-Alain Tâche et Frédéric Wandelère, une traduction de Reiner Kunze par Marion Graf ainsi qu'une émouvante prose de Jean-Pierre Lemaire. Ce dernier évoque ses séjours à Prague, le souvenir de Vladimir Holan, l'oppression, la pauvreté et la peur du chaos qui furent vécus avant l'effondrement du mur de Berlin qui ne pouvait pas empêcher pas que surgissent des indices de première vigueur, "la dignité des chauffagistes et les mots chuchotés par les milliers de pas dans la rue".

Contribution Alain Paire

(1) Albert Kundig est le nom de l'inimitable maître imprimeur dont Florian Rodari veut qu'on se souvienne.
(2) Les chiffres sont cruels. Pour Le Carnet du bois de pins, Mermod renseigne en février 1951 Françis Ponge : "paru en avril 1947, tirage 1500 ex, restent à ce jour 1230".
(3) Pour d'autres détails à propos du séjour parisien,  cf Correspondance Gustave Roud / Philippe Jaccottet (éd. Gallimard 2002).
Henry-Louis Mermod, n°4 de la revue Tra-jectoires, 4 rue des Crosnières, 78200 Mantes-la-Jolie. Prix : 18 euros. Revue publiée avec le concours de la Région Ile de France et le soutien de la Fondation Leenards.
Site internet de la revue