La chaleur s'élève encore lorsque je pose la tasse sur le rebord de fenêtre, après un dernier saut de café dans la gorge, de quelques centimètres environ. J'y inclurai bien l'essence même du froid, qui se trouve de l'autre côté. La fenêtre, palpitante et fugace s'annonce comme la page à déchirer, le puzzle des endormis. L'on était en milieu de nuit et je venais de terminer la cafetière qui me servirait de somnifère, d'expédient, d'usage inconsidéré à la fuite des clopes qui s'endorment dans le cendrier.
Plusieurs heures auparavant, je monde dans le bus déjà bombé, place de la République. L'air est irrespirable et l'on manque de se vautrer à chaque freinage. Si j'étais à la place du chauffeur, je n'hésiterai pas à nous envoyer droit vers la mort, bousculant les murs et les baraques du marché de Noël. Pour sûr, cela en réveillerait plus d'un. Particulièrement tous ces étudiants bruyants, encore plein de rêves jusqu'au bout des cheveux. Une qui piaille plus que toutes les autres, c'est cette grognasse fraîchement manucurée qui explose de rire comme si elle était le centre de la terre, centre de ce pitoyable écosystème chichement délimité aux parois du bus. Même l'air qu'elle respire est futile et, à bien y regarder, son vernis s'écaille au bout de ses mitaines.
N'oublions pas ces jeunes artistes imbus d'eux-mêmes comme il devrait être interdit de l'être. Ils puent la masturbation culturelle et parlent comme si tout le monde voulait obstinément les écouter. Incapables de prendre un minimum de recul sur eux-mêmes, ils remettent en place un béret dont j'aimerais me servir comme d'un cendrier. Et ils causent, et ils causent, sans cesse, sans se poser la question de savoir si leur voix insupportable est dorénavant obligatoire dans les transports en commun. Ils prônent la tolérance alors qu'ils estiment représenter une élite intellectuelle de pacotille. Les jeter à des alligators mécaniques serait le bienvenu. Je suis peut-être une tâche de plus dans ce paysage urbain, mais je fais au moins preuve de discrétion.
J'enfonce alors les écouteurs et me concentre sur le goudron qui défile, imperturbable.
A bien y regarder, ce souvenir qui n'a pas même 24h d'existence est déjà loin. Installé au sec et à l'abris du froid dans un café du centre-ville, je me rends compte qu'il m'aurait directement fallu jeter mes impressions sur l'écran. Là, cela a un goût de rance. Il manque vigueur et précision.
Ce bar est aussi agréable que lorsque j'y venais l'an passé, chaque vendredi matin au lieu d'aller à certains cours. Et le simple fait d'accéder aux dernières technologies de réseaux sans fil pourrait en faire mon nouveau quartier créatif.
"Pas de religion, pas de politique ici. Que du sexe." Voilà ce que vient de balancer le barman à un client qui disait que sa religion l'interdisait de boire de l'alcool. Le seul client au comptoir me les brise menues, et ce sans compter sur le fait que la clientèle de ce troquet est exclusivement homosexuelle. La réflexion du serveur me fait encore sourire quelques minutes plus tard, tandis que l'autre se la ramène toujours avec ses idées d'extrême-gauche. Voilà qu'il s'énerve tout seul et continue avec ses discours vachement ennuyeux.
Il me semble qu'un couple près de l'entrée n'arrête pas de me jeter des coups d'oeil. Si je n'étais pas autant habitué à l'endroit, cela me mettrait certainement mal à l'aise, et je n'ai même pas l'intention d'aller leurs dire que je ne suis pas de leur côté, et que rien d'autre qu'un godemichet ne me rentrera dedans. Et encore, seulement si je le décide.
Bon, si j'avais su, j'aurai laissé tomber les souvenirs passés et ne me serais concentré que sur la situation présente. Le révolutionnaire vient de se casser en lançant un "Messieurs-dames, bonne journée." Inutile de préciser qu'il n'y avait aucune femme dans la direction où il regardait. Alors cette fois-ci, je jette l'éponge, referme le macbook et vais m'en griller une.
Léonard Cohen "Everybody knows"
"Everybody knows that the dice are loaded
Everybody rolls with their fingers crossed
Everybody knows that the war is over
Everybody knows the good guys lost
Everybody knows the fight was fixed
The poor stay poor, the rich get rich
Thats how it goes
Everybody knows
Everybody knows that the boat is leaking
Everybody knows that the captain lied
Everybody got this broken feeling
Like their father or their dog just died
Everybody talking to their pockets
Everybody wants a box of chocolates
And a long stem rose
Everybody knows
Everybody knows that you love me baby
Everybody knows that you really do