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A l’occasion du colloque international « Les mots sont aussi des demeures » :
Camps et crise d’identité dans l’œuvre de Jean Cayrol, voici quelques repères biographiques et bibliographiques sur l'oeuvre de l'écrivain bordelais.
Ses jeunes années ne laissaient pas présager de tels lendemains. Né le 6 juin 1911 à Bordeaux, fils d’un médecin, il fonde à 16 ans sa première revue « Abeilles et Pensées », suivie des « Cahiers du fleuve ». Après avoir échoué à son Doctorat en Droit, il publie ses premiers recueils de poèmes, le Hollandais volant (1935), les Phénomènes célestes (1939).
Engagé en 1941 dans le réseau de résistance Notre-Dame du colonel Rémy, il est arrêté en 1942, enfermé à Fresnes, puis déporté en 1943 au camp de Mauthausen.
A son retour en 1945, il refuse la direction de la Chambre de commerce de Bordeaux, où il avait été bibliothécaire (1936-42), et aborde un genre nouveau : la fiction.
Parallèlement, il s’impose comme une figure incontournable du monde de l’édition, en entrant en 1949 au Seuil, où il fonde une revue consacrée à la publication de jeunes auteurs dont il flaire le talent (Barthes, Sollers, Denis Roche, Guyotat, Grainville, pour ne citer que ceux-là). Cette même année, dans la revue Esprit, il publie un texte majeur « Pour un romanesque concentrationnaire », dans lequel il interroge la littérature après les traumatismes engendrés par la guerre.
En 1956, à l’occasion du 10ème anniversaire de la libération des camps nazis, le Comité d’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale lui commande l’écriture du texte accompagnant le documentaire d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard. La voix de Michel Bouquet n’est jamais sortie de notre mémoire. Il suffit de fermer les yeux pour qu’à nouveau elle nous parle : « Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration. ». En 1964, il évoquera encore ces années noires lors du tournage de « Coup de grâce », entrepris avec Claude Durand, dans un « Bordeaux mausolée ».
Malgré la reconnaissance, venue après l’obtention du prix Renaudot en 1947 pour Je vivrai l’amour des autres, Jean Cayrol est-il jamais tout à fait revenu parmi les vivants ?
Certes, il s’est impliqué passionnément pour ces autres écrivains en devenir, chacun d’entre eux étant, selon lui, « porteur d’une singulière narration ». Certes, il a beaucoup écrit.
Mais toujours de mêmes questions le taraudaient : que peuvent les mots quand l’horreur s’est instillée dans chaque pore de sa peau, quand le présent n’est plus que du passé, quand le souvenir des cadavres vous fait entrevoir le monde entier en sursis ?
La vérité substantielle des camps est-elle transmissible ? L’écriture ne risque pas t-elle pas d’en déformer l’image, ou pire, de la rendre supportable par la virtuosité de la verbalisation ?
Si Jean Cayrol croit au salut de la littérature, c’est parce qu’elle possède, selon lui, une dimension morale ou même religieuse : « Je suis pour une littérature de la miséricorde, qui sauve l’homme ». Lorsqu’il parle d’un « Art unique, inséparable de notre condition précaire d’homme », il fait entrevoir la visée ontologique des récits. Le camp est un point de départ pour tenter d’approcher au plus prés l’homme « décharné et souffrant », « paralysé et insensible », dans un quotidien toujours « concentrationnaire ».
Cet art de l’imaginaire romanesque, présent et à venir, il l’a théorisé en 1950 dans un essai, fulgurant et lumineux, Lazare parmi nous ; la figure de Lazarre étant chargée d’inscrire le désastre au fondement du fait littéraire, et au-delà d’établir un lien entre l’univers concentrationnaire et la littérature. Le personnage « lazaréen » éprouve un besoin de dire son absence au monde, sa douleur d’en être détaché, d’interroger les objets. Il cherche aussi à aimer ; il veut surtout obliger le ciel à répondre. Parce que la mort ne laisse pas oublier et qu’elle envahit continûment de sa présence êtres et choses : « Il a vécu dans un monde qui ne se trouvait nulle part et dont les frontières ne sont pas marquées puisque ce sont celles de la mort. ». Cayrol sait, à l’instar de Flaubert, que « le goût du néant ne s’efface jamais ».
Au fil de ses nouvelles et de vingt romans, Jean Cayrol a évoqué les difficultés d’un type de personnage qui « ne sait plus appréhender, retenir, saisir », ne parvient pas à communiquer avec autrui, incapable de « trouver la juste mesure, l’exacte équilibre », « comme en perpétuel désaccord avec ses semblables ». Bref, un personnage d’éternel « concentrationnaire », comme si tout ce qui avait survécu à la tragédie était improbable, frappé de suspicion et d’irréalité. L’humanité se serait engagée dans l’incurable, rejetée hors-monde, hors-histoire.
Dans un sens, nous ne sommes plus – à notre insu – qu’essentiellement des survivants : « Les déportés regardent sans comprendre. Sont-ils délivrés ? La vie quotidienne va-t-elle les reconnaître ? … L’eau froide des marais et des ruines remplit le creux des charniers, une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire ». Certes, les temps obscurs sont toujours là, mais l’écriture est porteuse d’espoir. Ainsi, les derniers recueils de poésie, intitulés De vive voix, témoignent de la vertu galvanisante du style, dont la fantaisie et l’ironie douce apparaissent comme des antidotes nécessaires aux horreurs expérimentées. C’est ainsi que le pessimisme qui tente de refluer est drainé, brisé par un élan contraire, comme en témoigne la profusion d’images chargées d’épuiser les mystères du réel, ce réel où nous sommes si peu : « Herbages immortels, cendre épaisse du jour / je suis dans l’illusion un aveugle de plus… ».
Des Poèmes de la nuit et du brouillard aux autres livres de Jean Cayrol un décès se poursuit, s’écoute, se précise, « non pas comme ses décès bien connus qui font que les êtres, soudain, ne sont plus bons qu’à enterrer », mais un décès différé et plus lent, monté à la vie, laissant l’écrivain-poète crier interminablement jusqu’à sa dernière heure. Jean Cayrol décède dans la ville qui l’a vu naître, le 10 février 2005. Un écrivain ne meurt jamais. L’éternité est sa demeure : « Je m’avance en catimini vers une destination qui doit avoir vue quelque part. » L’important, c’est que le tout soit compris et transmis, à nous, lecteurs, qui « ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin ». L’important, comme l’écrivait merveilleusement François Mauriac, c’est « d’accueillir un fantôme silencieux, cela seul compte, et cela ne dépend que de nous. Voici le jour d’éprouver sa force, de descendre en soi-même, d’y faire silence ».
Isabelle Bunisset extrait du site librairie Mollat Bordeaux.