LES PRINCIPES DE LA STRATÉGIE.
Maintenant qu’il a exposé les grandes bases, volontairement abstraites et générales, de ce qu’est la stratégie, Beaufre doit se poser la question : « existe-t-il des règles permettant de guider le raisonnement dans le choix des solutions ? » Mais l’existence de telles règles et autres lois dont la valeur serait aussi permanente que générale, quoiqu’admise dans « la stratégie militaire classique », est accueillie avec prudence par l’auteur. Elles supposent en effet une stabilité de la stratégie qui, selon lui, contraste « avec la variation constante des procédés tactiques en fonction de l’évolution des matériels ». Et ainsi nuance-t-il :
« Nous avons aujourd’hui de bonnes raisons pour douter de la stabilité de la stratégie ; mais si des règles existent, elles constitueraient l’élément fixe du raisonnement stratégique dont les applications, seules, évolueraient. »
La formulation rigoureuse indique ce que recherche Beaufre : de grands principes suffisamment généraux pour leur permettre de s’adapter aux évolutions des applications de la stratégie.
La tâche qu’il suggère est « difficile », mais « on peut cependant tenter de faire un examen rapide des idées en cette matière. On verra que les conséquences qu’on peut en tirer sont limitées ».
Les théories :
Et l’auteur d’examiner, très brièvement (« des caricatures sommaires », dit-il), « les règles formulées par les différents auteurs » qui « se caractérisent par leur diversité ». On se contentera de reproduire ici très schématiquement les grandes règles associées à leurs auteurs, en notant que Beaufre tâche, dans chacun des cas, de replacer ces principes dans ses propres réflexions sur les modèles stratégiques et les subdivisions de la stratégie.
- Clausewitz énonce trois règles principales : « la concentration des efforts, l’action du fort au fort et la décision par la bataille sur le théâtre principal ». Ces règles relèvent « de la stratégie générale et de la stratégie opérationnelle militaire ». Elles renvoient au modèle nº 5.
- Liddel Hart retient quatre règles essentielles : « dispersion de l’adversaire par l’approche indirecte, surprise par le choix d’actions imprévues, action du fort au faible et décision au besoin par les théâtres secondaires ». Mêmes échelons stratégiques que Clausewitz et modèle nº 3.
- Mao Tse Toung fixe six règles : « repli devant l’avance ennemie par « retraits centripètes », avance devant la retraite ennemie, stratégie à un contre cinq, tactique à cinq contre un, ravitaillement sur l’ennemi et cohésion intime entre l’armée et les populations ». Si le modèle maoïste correspond au nº 4, il relève lui aussi de la stratégie générale et de la stratégie opérationnelle militaire.
- Lénine et Staline formulent trois règles : « cohésion morale du pays et de l’armée dans la guerre totale, importance décisive des arrières, nécessité de la préparation psychologique de l’action de force ». Stratégie totale, cette fois-ci, et « qui peut s’appliquer à plusieurs modèles ».
- L’école stratégique américaine contemporaine[1] retient deux règles : « dissuasion graduée et riposte flexible ». Stratégie totale, donc, et correspondant au modèle nº 1 (« souci de dissuasion et de limitation des conflits »).
Beaufre cite aussi Mahan, pour sa règle de « l’importance décisive de la maîtrise par les espaces maritimes » ; Mackinder, qui proclame à l’inverse « la supériorité de l’espace continental » ; Douhet, sur « le caractère décisif de la puissance aérienne ».
Pour finir, il mentionne « l’école stratégique française traditionnelle représentée par Foch ». Celle-ci concentre la stratégie en deux règles : « l’économie des forces et la liberté d’action, qui par leur abstraction même peuvent s’appliquer à toutes les stratégies ».
Le concept central :
Puisque la plupart de ces règles ne s’appliquent qu’à certains échelons et modèles stratégiques déjà définis, mais non à d’autres, Beaufre en tire une conclusion évidente : « les règles proposées constituent plutôt l’idée générale de solutions particulières que des lois générales, ce qui explique leurs divergences ».
Seules les règles de Foch « sont des règles en soi, mais leur abstraction ne permet guère d’en tirer des conséquences pratiques au moins au premier abord. Nous verrons cependant qu’elles constituent un assez bon cadre pour analyser les problèmes ».
Retenant donc les règles de Foch, l’auteur se propose de clarifier « les notions qu’elles représentent ». Dans ce but, il revient sur sa propre définition de la stratégie[2] : « ce duel de volontés produit l’opposition de deux jeux symétriques, chacun d’eux cherchant à atteindre le point décisif de l’autre par une préparation tendant à effrayer, à paralyser et à surprendre ». Par cette citation, Beaufre dégage en fait « deux éléments distincts et essentiels », présents dans toute stratégie :
1. Le choix du point décisif que l’on veut atteindre (fonction des vulnérabilités adverses).
2. Le choix de la manœuvre préparatoire permettant d’atteindre le point décisif.
Au moment de l’exécution des deux manœuvres préparatoires concurrentes, le vainqueur sera celui « qui aura su empêcher la manœuvre adverse et conduire la sienne jusqu’à son objectif ». Cela correspond à ce que Foch appelle « conserver la liberté d’action » :
« La lutte des volontés se ramène donc à une lutte pour la liberté d’action, chacun cherchant à la conserver et à en priver l’adversaire ».
De même, et sauf dans le cas extrême où l’un des protagonistes serait beaucoup plus puissant que son opposant, le principe de l’économie des forces joue un rôle essentiel dans le succès. En effet, « il faut savoir répartir ses moyens rationnellement entre la protection contre la manœuvre préparatoire adverse, sa propre manœuvre préparatoire et l’action décisive ».
De ces réflexions sur « l’analyse de la lutte en termes abstraits », André Beaufre déduit la formule suivante : « atteindre le point décisif grâce à la liberté d’action obtenue par une bonne économie des forces ».
Étant parvenu à définir une seule formule générale, l’auteur va maintenant s’efforcer de « redécomposer ce concentré pour pouvoir l’utiliser, en cherchant les moyens susceptibles de réaliser l’économie des forces et la liberté d’action ».
Cela donnera lieu, dans le prochain chapitre, à une étude portant sur « l’analyse des diverses possibilités offertes à la décision stratégique ».
[1] Rappelons que Beaufre publie son livre en 1963. On appréciera donc à cette aune le terme « contemporain » rapporté à la stratégie américaine…
[2] L’art de la dialectique des volontés employant la force pour régler leur conflit.