Paul Pradet : Fils Adoptif de L.-P. de Brinn'gaubast. La Revue Littéraire Septentrionale, N° 9, 10, 11, 12, 13 de Mars à juillet 1888.
Nous avons déjà évoqué Louis-Pilate de Brinn'gaubast et ses amis de La Butte, cénacle poétique Montmartrois, sa participation à la fondation de la seconde revue La Pléiade, et ses démêlés avec les milieux littéraires suite à son implication dans le vol du manuscrit des Lettres de mon moulin d' Alphonse Daudet, chez lequel il fut employé comme précepteur des enfants (1). Lorsque paraît en 1888 à la Librairie Illustrée son Fils Adoptif il est un parfait inconnu pour le grand public (ce qui n'a pas beaucoup changé depuis, j'en conviens aisément). Collaborateur des deux Décadents, journal et revue, il y donne des articles, des Proses en poèmes et quelques-uns de ses Sonnets insolents (2), et y côtoie Paul Pradet qui fut rédacteur en chef du Décadent-journal du numéro 1 au numéro 13 (pour les trois premiers numéros, Pradet se cache sous le pseudonyme de Luc Vajarnet). Noël Richard (3) présente Paul Pradet comme « un ouvrier typographe, à prétentions littéraires », il quittera « bruyamment » le Décadent en juillet 1886 (4). Nous donnons aujourd'hui une « critique littéraire », publiée dans La Revue Littéraire Septentrionale par Paul Pradet (5), qui n'est pas plus convaincu de la théorie du vérisme que l'auteur développe dans sa préface, que ne l'ont été les quelques chroniqueurs ayant consacré un article à Fils Adoptif (6). En bon camarade Pradet profite de cette tribune pour citer les amis Paul Roinard, et Alfred Vallette, annonçant un titre de Roinard, Le Don Quichotte de Montmartre, dont nous n'avions jamais entendu parlé.
Sur Louis-Pilate de Brinn'gaubast Cf. Le Journal inédit de Louis-Pilate de Brinn'gaubast. Préface et notes de Jean-Jacques Lefrère avec la collaboration de Philippe Oriol. Oray, 1997. On y apprend, entre autres informations moins anecdotiques, que Paul Pradet, futur romancier sous le nom de Théodore Chèze, fut marié avec Louisette Véron, avant que celle-ci ne le quitte pour... Brinn'gaubast.
22 articles ou poèmes, 11 dans le Décadent-journal (35 numéros du 10 avril 1886 au 4 décembre 1886) et 11 dans le Décadent-revue (35 numéros de décembre 1887 au 15 mai 1889).
A propos de la participation de Brinn'gaubast et Pradet au Décadent : Cf. Noël Richard : Le Mouvement décadent. A.-G. Nizet, 1968.
Paul Pradet y a publié 6 articles et, en 10 feuilletons, un roman « La grande roulotte ».
Pradet fait parti des collaborateurs de la Muse française de Camille Soubise rejoignant la revue de Léon Masseron (voir billet précédant ).
Cf. Journal inédit... où sont cités les articles de Gabriel Aurier, Félix Fénéon, Robert Bernier et Maxime Gaucher.
(1) Le Don Quichotte de Montmartre et un volume de Vers.Critique Littéraire
FILS ADOPTIF
Par L.-P. DE BRINN'GAUBAST
Livre de valeur, d'incontestable et très haute valeur littéraire certes, est Fils adoptif, l'étude si simplement cruelle que pour ses débuts, vient de faire paraître Louis-Pilate de Brinn'gaubast.
Ce nom aux étranges syllabes rythmiquement martelées deviendra, forcément, familier au grand public malgré, ou peu-être précisément parce que semble en dédaigner le parfois trop banal engouement, ce jeune dont le premier volume porte l'ineffaçable empreinte d'une déjà hautaine et triste gravité.En la préface, oeuvre avant l'oeuvre, se succèdent, rigoureusement déduites, les raisons, d'aucunes justes, la plupart discutables, qui ont conduit l'auteur à lancer un nouveau genre de roman, audace dont il fait, un peu trop modestement, mine de se défendre.
N'admettant pas que l'écrivain puisse placer, dans un milieu choisi à priori, des êtres de conception, spécialement créés pour synthétiser une somme quelconque des multiples éléments constitutifs de ce milieu ;
Repoussant impitoyablement la formule inverse : mettre un personnage-type vraisemblable sans la situation favorable à son plus intense développement actionnel ;
Rejetant, sans appel possible, le procédé d'après lequel, étant donnés des détails caractéristiques vus, se peut en former, par juxtaposition ou par amalgame, des individus dont les les actes et des milieux dont les aspects seront seulement le résultat d'inductions ou de déductions personnelles ;
De Brinn'gaubast veut, et veut exclusivement :
« Le roman dont aucun détail, aucun, n'a été imaginé. »
- « l'oeuvre composée de choses entendues, vues ou vérifiées, d'éléments tout-à-fait réels uniquement empruntés à la situation choisie. »
De plus il exige, et croit avoir trouvé dans celle dont il s'est servi :
« Une forme excellemment concordante avec le fond. »
Non forme immuable, mais variable à l'infini et qui, par les rythmes sensationnels, les mots mathématiquement exacts, les images précises, les allitérations harmonieuses, les inversions trouvées, les vocables artistement groupés, doit s'adapter parfaitement à chacun des faits secondaires, se ployer à l'illimitable variété des sensations et aux états successifs du ou des sujets étudiés.
Deux constatations s'imposent que je crois devoir émettre, non pour diminuer, si peu serait-ce, le mérite du romancier, mais pour nettement délimiter le côté véritablement original existant en les quelques pages explicatives qui ouvrent le volume.
Personnelle, indéniablement personnelle, est la théorie de fond ; impersonnelle, au contraire, est la théorie de forme.
Celle-ci, exprimée devant nous par Paul Roinard, l'auteur de Nos Plaies et appliquée dans deux de ses oeuvres, (1) presque achevées, dont il nous a été donnée d'entendre certaines pages magistrales, se dégage, plus ou moins clairement, du cerveau de tous les jeunes. Planant sur notre génération insatisfaite d'elle-même, la forme demeure la préoccupation dominante, envahissante même, de ceux qui, en la fin de ce siècle si intellectuellement raffiné et blasé, veulent atteindre, par des sentes vierges encore, l'absolue perfection en l'Art, l'impeccabilité sereine des sommets !
En un accouplement de verbes tient l'Avant-dire de Fils Adoptif.
Photographier, phonographier, telle se condenserait l'esthétique momentanée de l'auteur, car ces deux mots, inclus en italique dans l'introduction, résument le genre dénommé par son créateur : roman vériste.
Photographier ?... Soit. C'est peut-être beau.
Je respecte énormément Pierre Petit, mais j'espère ne pas le froisser en l'admirant quelque peu moins que je n'admire Michel-Ange.
A toute épreuve photographique, si parfaite soit-elle, je préfère un tableau médiocre serait-il, dans lequel j'aurai chance de trouver au moins un atome de vie personnelle.
Phonographier ? Soit... C'est encore peut-être plus beau.
Le phonographe, j'en conviens sans fausse honte, a des charmes troublants. Mais en le supposant inventé au temps où Musset écrivait, j'eusse de beaucoup préféré, au lieu de savourer durant deux heures les chants répétés par cet instrument, étonnamment respectable d'ailleurs, entendre, pendant quelques minutes la voix même de la Malibran.
Vrai est, que l'on peut faire de la photographie peinte et donner au phonographe les inflexions de la voix humaine.
Cela n'empêchera nullement les gens grincheux de prétendre que le cerveau de Michel-Ange et le coeur de la Malibran restent infiniment supérieurs à des mécanismes plus ou moins perfectionnés.
Possible dans une autobiographie, indispensable même, le vérisme est selon moi, absolument inapplicable en d'autres cas.
Un homme passerait-il son existence, l'oeil à l'affût, l'oreille aux aguets, le carnet d'une main et le crayon de l'autre, pour étudier un sujet, pourrait faire une compilation d'actes, de paroles et de faits, rien de plus.
Compilation fatalement monotone à la longue, sans intérêt immédiat, sans réelle portée, puisque l'observateur, si profond soit-il, ne parviendra jamais à connaître le plus vrai de l'individu, la sensation et la pensée, à moins de procéder par déductions ou inductions, deux moyens irrévocablement condamnés par de Brinn'gaubast comme trop sujets à erreurs.
Quelques questions avant d'aborder la conclusion de cette étude.
L'écrivain, toujours supposé sincère, ne se trouve-t-il pas faire du vérisme, sans avoir accolé cette épithète à son oeuvre, dès qu'il traite une situation, la sienne, dans laquelle tout a été, naturellement, vu, entendu ou vérifié par lui, ainsi que le réclame la définition du roman vériste ?
Etait-ce alors bien nécessaire d'accumuler raisons sur raisons ; d'échafauder sur des critiques, des monceaux de critiques ; de frapper à droite, à gauche et de donner, après tant d'autres, une poussée au romantisme et au réalisme, ces pauvres vieux rois déchus que, dédaigneusement, nous reléguons parmi les antiques défroques ?
Etait-ce indispensable de toucher beaucoup Maupassant, guère Zola, un peu tout le monde, pour expliquer une théorie dont la priorité de formule, je le constate à nouveau, appartient entièrement à Brinn'gaubast, mais dont l'application, stricte ou élastique, se reconnaît en chaque autobiographie antérieure, preuve du contraire ne pouvant être faite par personne ?
Je sais qu'on m'opposeras le boursouflé, la pose, la blague, le mensonge, qui étaient, prétend-on, de mise jadis. A ceci je répondrai que tout livre où l'auteur se peint, de façon plus ou moins transparente, est un piédestal qu'il s'élève à lui-même, afin d'être plus rapidement connu de la foule.
D'autre part, je ne crois pas plus devoir accuser de fausseté voulue les
autobiographies passés, que je n'en accuserais Brinn'gaubast lui-même, si, par hasard, il eut écrit une oeuvre de ce genre.
Le livre est-il la mise en pratique absolue du précepte énoncé ?
Non.
Après avoir donné une règle aussi caractéristique, il eut fallu rester dans l'implacabilité du vrai à outrance, devenir complètement impersonnel, voir par les yeux et penser par le cerveau du sujet.
C'eut été, probablement, peu intéressant, mais le principe n'eut pas été violé dès le début.
Souvent, très souvent même, la personnalité de l'écrivain absorbe celle du héros et les impressions de l'homme se substituent à celles de l'enfant.
Il y a tel chapitre de souvenirs d'un bébé de quatre ans ; telles descriptions des êtres et des choses ; telles sensations et telles pensées et tels jugements où se reconnaît vite, non une union antérieure retrouvée, mais une vision rétrospective cherchée.
Bien d'autres passages encore se détachent où le vérisme, (entendons-nous bien, le vérisme selon l'auteur) est totalement oublié et dans lesquels la déduction et l'induction, ces deux pestiférées, se donnent libre carrière.
Et c'est tant mieux, ma foi, car ces passages sont loin d'être les plus mauvais, je vous assure. Tout aussi vraisemblables, tout aussi vus que les autres, ils chassent du livre cette lourdeur qui se serait dégagée sùrement d'une simple succession de faits, même véristes.
Très correct, très fouillé, d'une précision quasi géométrique, le style va, d'un bout à l'autre de l'oeuvre, sans faiblesse, avec, par ci, par là, une envolée trop vite réfrénée, comme par peur des emballements possibles.
Certaine pages pleines de colères ou semblant crever de haine, sont d'une langue plus brutale qui tranche violemment sur la masse. Dans les dernières lignes se sent une rage sourde, la rage continue des révoltes décisives.
Maintenant, considéré, non plus comme application directe d'une notice-programme, mais en lui-même, Fils Adoptif est, je suis heureux de pouvoir me répéter en toute sincérité, un livre de très haite valeur intrinsèque ; j'adresse tout simplement à l'auteur mes cordiales félicitations, de lecteur d'abord, ensuite d'ami, d'ami qui applaudit, sans arrière-pensée aucune, au succès probable d'un aîné.
Ne regretteront pas les heures dépensées, ceux qui étudieront sérieusement à fond, la préface. Elle est dédiée à Alfred Vallette, un jeune aussi, dont nous espérons, pour l'Art et les Artistes, voir s'éditer bientôt le si curieux « Monsieur Babylas ».
Je me garderais bien de faire un résumé quelconque de Fils Adoptif. Il sera agréable de le lire, de le relire, et puis, en gourmet, tranquillement, au coin du feu, de le relire encore, et encore, que je me croirais criminel de le déflorer par une analyse brève et sèche.
Cependant, su ces derniers mots peuvent donner à quelques-uns le désir de connaître une oeuvre qui repose délicieusement des banalités courantes, j'ajouterai que Fils Adoptif est l'histoire d'un gamin précoce, précoce en douleurs surtout, portant en lui un germe de névrose développé peu à peu, parallèlement avec une vocation littéraire affermie de jour en jour ;
C'est le drame intime d'un tout petit que des bourgeois, ses parents adoptifs, menacent à bout portant de leurs bontés idiotes et de leurs méchancetés natives ou acquises ;
C'est le poignant récit d'une existence de mignon d'abord, d'adolescent ensuite, toujours tyrannisé, inconsciemment ou consciemment, par des imbéciles.En des pages savantes passent les souvenirs, doux et amers ; les tristesses vagues, les lancinantes douleurs morales ; les aspirations inquiètes vers un inconnu pressenti ; les affaissements subits de volonté, avec les rêves, les désespérances, les rancoeurs, les révoltes et le doute final, gamme si mortellement triste qu'elle vous met parfois comme un vague sanglot dans la gorge.
Et c'est un spectacle très beau, une chose superbe pour ceux qui sauront la comprendre, que cette lutte devinée d'un homme avec lui-même. Lutte constante dans laquelle l'inflexible moi mathématique d'aujourd'hui interroge le lamentable moi nerveux de jadis, le force à répondre, note ses sensations et écrit, sous sa dictée, un livre que le public lira, sans probablement se douter que l'auteur, en tête du premier chapitre, avait le droit d'écrire : ceci est fait de ma chair et arrosé de mon sang !
Paul PRADET